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du Malais, qui n’entendait point le miaulement d’un chat ou l’aboiement d’un chien, le claquement d’un fouet ou quelque gros juron teutonique, sans essayer de contrefaire le bruit qui avait frappé son oreille. L’âme de quelque mime avait sans doute transmigré dans ce petit corps. Malheureusement ce charmant babillard est condamné à ne pas sortir de son île natale. Il est doué d’une organisation nerveuse à laquelle il doit sans doute ses talens merveilleux, et qui met incessamment son existence en péril. On le voit défaillir à la vue du sang, se pâmer au bruit du canon. Il passe de vie à trépas dans une seule contraction convulsive. Aussi délicat, mais moins intelligent que le béo, se montrait dans de longues cages de bambou le musc pygmée, gracieux diminutif du cerf, qui joue dans la poésie malaise le même rôle que la gazelle dans la poésie arabe ou persane. Ses jambes fines et déliées, qui semblent toujours à demi ployées par la peur, soutiennent un corps à peine aussi gros que celui du lièvre.

Non loin de Manon-Djaya, si nous eussions osé sonder les sombres profondeurs de la forêt, nous eussions rencontré des animaux plus terribles : le tigre royal, le buffle, le rhinocéros, la panthère et le sapi-outang, gigantesque antilope qui tient à la fois du taureau sauvage et de la gazelle. Lorsqu’un Européen veut, Nemrod intrépide, fouiller ces bois épais ou les jungles dans lesquels les bêtes fauves se réfugient pendant les ardeurs du jour, un ou deux Javanais armés de longs couteaux fauchent les herbes et abattent les lianes devant lui. Six autres Indiens, la lance en arrêt, l’environnent. Il s’avance ainsi vers l’ennemi qu’il a découvert, lui présentant de tous côtés une barrière de dards, et aussi sûrement à l’abri de ses griffes ou de ses défenses que s’il faisait feu sur lui à travers les créneaux d’une tour.

Dans les Preangers cependant, les habitans ne sont point, comme dans les provinces orientales de Java, habitués dès l’enfance à recevoir le premier bond du tigre sur la pointe de leur javeline. On y va donc rarement troubler ce monstre redoutable dans son repaire, non pas que la chasse au tigre soit moins populaire parmi les employés des Preangers que parmi ceux de Sourabaya ou de Samarang, mais parce que, suivant la naïve expression d’un chasseur, les paysans sondanais ne sont pas assez braves. Il était convenu néanmoins que nous ne quitterions point l’île de Java sans avoir eu le spectacle d’une de ces grandes chasses pour lesquelles il faut mettre sur pied tout le peuple d’une province. M. de Sérière nous avait promis ce plaisir féodal. Le jour était fixé où nous devions nous rejoindre au sein de la vaste plaine qu’on traverse pour se rendre de la régence de Bandong dans la régence voisine. Nous eussions plutôt voyagé jour et nuit que de nous exposer à manquer un pareil rendez-vous. Aussi résolûmes-nous de franchir d’un seul trait les 90 kilomètres qui