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au fond d’un cratère. De cette place, dont le centre est occupé par un vaste tapis de gazon, nous prenions plaisir à contempler les monts que nous avions franchis. Nous avions dépassé cette fois la région visitée par les touristes, il nous était donc permis de noter minutieusement nos sensations.

À qui n’est-il point arrivé, en ses beaux jours de naïves et crédules lectures, de se transporter par la pensée au-delà des mers, de voir apparaître, comme en un rêve, des êtres aux formes étranges, entourés de paysages aux teintes inconnues ? Je me souviendrai toujours de l’impression que fit sur moi, bien jeune encore, la vue de deux antiques tapisseries des Gobelins qui décoraient alors le salon du ministère de la marine. Le Nouveau-Monde avec ses caciques coiffés d’un diadème de plumes, ses aras à longue queue qui se balançaient sur une branche de palmier ou battaient des ailes sur l’épaule nue d’un sauvage ; l’Asie avec ses éléphans et ses tigres, avec ses parasols et ses étoffes de soie, avec ses esclaves à genoux et ses colliers de perles, entraînèrent ma vocation, jusqu’alors indécise, et donnèrent un aspirant de plus au roi Charles X. Bien des années se passèrent cependant avant que je pusse aborder ces fabuleux rivages, et, quand la fortune m’y eut conduit, j’y trouvai presque autant de désenchantemens que de surprises ; mais depuis que j’avais franchi les hauteurs embrumées du Megameudong, je commençais à retrouver insensiblement l’Asie de mes rêves, et je ne me plaignais plus d’avoir fait cinq mille lieues en pure perte. La maison du contrôleur hollandais s’élevait humble et chétive en face du palais du régent de Garout. Le contraste de ces deux demeures ne pouvait manquer de fixer notre attention. Il nous disait comment, tout en s’emparant de la réalité du pouvoir, la Hollande avait voulu en laisser aux chefs indigènes l’apparence et l’éclat extérieur. Grâce à cette fiction, un jeune homme presque imberbe encore pouvait, pour ses débuts dans l’administration coloniale, gouverner sans un seul soldat, sans un seul compagnon européen, une province séparée de Batavia par une double chaîne de montagnes et par une distance de 221 kilomètres. Le soleil cependant allait bientôt s’abaisser sous l’horizon. L’iman, du haut de la mosquée, appelait les fidèles à la prière ; les pradjou-ritz[1], le mousquet à l’épaule, montaient la garde devant le palais du régent, et un nuage de chauves-souris gigantesques couvrait le ciel, n’attendant que les premières ombres de la nuit pour s’abattre comme une troupe de harpies sur les vergers. Tout annonçait autour de nous la vigueur d’une nature exceptionnelle. Ces vampires soutenus dans l’air par deux noires membranes, ces arbres dont on eût entendu

  1. Milice indigène destinée au service des provinces de l’intérieur.