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poussa un cri de surprise. Je reconnus la Marietta, un peu maigrie, mais toujours fraîche et jolie.

— Eh ! je vous croyais en Italie, lui dis-je, courant les fiere avec Tampicelli et mariée tous les soirs au roi Dérame.

— Chut ! me répondit-elle. Parlez plus bas. On ignore ici que j’ai régné à Serendippe. Gardez-m’en le secret. L’omnibus ne part que dans une heure ; j’aurai le temps de vous raconter mon histoire. Ah ! Jésus ! quelles aventures, quelles tribulations ! Vous aviez bien raison de jeter de l’eau sur le feu de mon enthousiasme pour le théâtre. La faim, la fatigue, la chaleur, le dénuement, les mauvais traitemens !… Que sais-je ? J’étais un souffre-douleur pour les femmes, un pauvre gibier, toujours pourchassé par les hommes. Mais, à propos, Tampicelli était un menteur, un traître, un pervers…

— Calmez-vous, Maria, dis-je en riant, et parlez moins vite. Si vous courez ainsi la poste, votre histoire sera difficile à comprendre.

La Kellnerinn prit une chaise, posa ses coudes sur la table, et, après avoir mis un peu d’ordre dans ses idées, elle me fit le récit qu’on vient de lire au chapitre précédent.

— Et qu’est devenu, dis-je à Maria, cet honnête Francesco, qui vous a sauvée des griffes du Tampicelli ?

— Le voici là-bas, reprit-elle. En voyageant, nous avons pris de l’amitié l’un pour l’autre. Arrivés à Vérone, il nous en coûtait de nous séparer. Je l’ai engagé à venir dans le Tyrol, et quand le patron de cette bierrerie m’a offert la place de Kellnerinn, je lui ai proposé un garçon sage et rangé dont il a accepté les services. Francesco est un bon sujet. Je l’aime un peu, et, quand je l’aimerai tout-à-fait, nous serons bien près de nous marier, puisqu’on doit publier les bans la semaine prochaine. Vous voyez donc que je suis une heureuse fille, et qu’il n’y a personne sur la terre dont je puisse envier le sort.

— Cette conclusion me paraît d’une justesse incontestable.

La voiture attelée interrompit notre conversation. Je m’embarquai pour Bolzano, Trente et Venise. Depuis lors, six ans se sont écoulés. Je ne sais ce que sont devenus ni la gentille Tyrolienne, ni le signor Tampicelli, ni le capitaine américain. Quant au vero Giuseppe, un de mes amis, qui revenait d’Italie le mois passé, l’a rencontré à Sienne dans le courant de l’été, toujours murmurant contre les plagiaires et récitant aux étrangers les mêmes mensonges, toujours vêtu de sa lévite jaune mouchetée de noir, toujours s’intitulant le seul véritable Joseph, mais n’avouant pas que sa ressemblance avec une panthère est le stigmate infligé en sa personne aux combinateurs par la vertu d’une petite comédienne ambulante.

Paul de Musset.