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de noble. — Si je m’étais joué de votre seigneurie, dit-il en élevant la voix, ce ne serait pas ce jonc léger qu’il faudrait me briser sur les épaules, ce serait le marbre de cette table. Ah ! votre excellence doute de ma parole, de ma bonne foi, de mon zèle peut-être ! Eb bien ! je lui ferai savoir quel homme est le véritable Joseph. Je vais le mettre, cet habit noir que je réservais pour un jour plus solennel. Avec cette toilette neuve, que je dois à la générosité de votre seigneurie, je me rendrai immédiatement chez une personne que je n’ai pas besoin de nommer, et dans une heure, — c’est bien entendu, — dans une heure je reviens chercher votre excellence pour la conduire où elle n’espérait aller que le dernier jour de la fiera. Après cela, qu’elle doute de moi s’il lui plaît ; je ne lui demanderai rien pour ma peine.

Joseph sortit d’un pas tragique, comme le fils de Thésée après avoir pris le jour à témoin de la pureté de son cœur. L’Américain demeura interdit, et moi-même je n’aurais trop su que penser, si le dernier mot, par lequel le combinateur déclarait renoncer à son salaire, n’eût ouvertement blessé la vraisemblance. L’heure s’écoula, le quart d’heure de grâce à la suite, et Joseph ne revint pas. Au bout de deux heures, l’Américain comprit qu’il était joué. Les promesses, les récits accompagnés de circonstances minutieuses, eurent enfin leur véritable caractère, celui de l’imposture. Maître Joseph, embrouillé dans ses propres filets, avait tranché la difficulté en partant pour Rome.

Le dernier jour de la fiera, la moitié des étrangers avaient déjà fait comme le prudent combinateur. Tampicelli, remarquant une baisse dans les recettes, plia bagage avec sa troupe. Un rassemblement se forma autour des artistes, qu’on regarda monter comme à l’assaut dans un grand voiturin traîné par trois chevaux, dont un en arbalète, tous trois maigres et osseux, mais parés de grelots, de plumes de paon et de papier doré avec un luxe qui semblait une raillerie barbare de leurs écorchures et de leurs infirmités. La Marietta, vive, joyeuse et pimpante, me tendit la main avant de monter dans ce carrosse ; elle ouvrit sa boîte de marchande ambulante et prit au hasard divers objets. — Je n’ai plus que faire de cela, me dit-elle, acceptez un petit souvenir de notre rencontre. Voici un miroir, un peigne de poche et une brosse à ongles.

— C’est assez, c’est trop, Maria, lui dis-je.

Mais elle me pria d’accepter avec tant de grâce et de pétulance, que je ne résistai plus. Au moment de s’embarquer, elle me glissa encore dans la poche deux pains de savon et une douzaine de passe-lacets, et puis elle sauta sur le marche-pied du coche, qui roula lourdement sur les cailloux en produisant un bruit de ferraille semblable à celui d’un caisson d’artillerie. Le seigneur américain, immobile et droit comme un peuplier, fumait son cigare et regardait les préparatifs et