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SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

couvrir, dans votre compagnie ambulante et modeste, le bon goût, le juste sentiment de l’art et les inspirations heureuses que vos artistes devront à votre habile direction. Permettez-moi cependant de vous dire à l’oreille qu’il vous manque une chose essentielle. Un peu de beauté sur le minois de la jeune première ne serait pas de trop pour faire excuser les hyperboles dont il faut que l’amoureux soit prodigue.

Pour la première fois de sa vie, le capo comico examina l’héroïne de sa troupe avec l’idée de lui trouver les agrémens physiques de la femme. Son regard prit une expression touchante de bienveillance et de pitié. — J’en conviens, me dit-il, la pauvrette n’est pas belle ; mais l’amour est une passion folle, une sorte de fatalité qui ne se discute pas. On ne doit jamais s’étonner qu’une femme ait su plaire. Celle-ci d’ailleurs est un sujet précieux : quel courage et quels poumons ! Combien de fois, avec l’estomac vide, a-t-elle représenté des filles de rois ! Si elle était plus jolie, la vanité, la coquetterie, les séductions la perdraient peut-être, et puis voudrait-elle encore faire notre cuisine, coudre nos costumes et parer aux difficultés de chaque jour avec un zèle infatigable ? Elle aurait des caprices, des galans à ses trousses ; on nous l’enlèverait peut-être ; les bonnes mœurs sont le plus beau titre de notre compagnie à l’estime publique.

— Ces considérations, répondis-je, sont d’un sage ; avouez pourtant que, s’il se présentait une Colombine comme celle-ci, vous n’hésiteriez pas à l’admettre dans votre compagnie comique.

En parlant ainsi, je montrai au directeur la petite Tyrolienne dont les yeux limpides et la bouche fine offraient un mélange gracieux d’esprit et de candeur. Le capo comico regarda la jeune fille de l’air d’un capitaine recruteur en présence d’un conscrit bien bâti. Une espèce de sursaut changea les plis de son vaste manteau. Il ôta sa casquette et passa ses doigts dans ses longs cheveux en s’écriant avec dépit : — Ah ! pourquoi faut-il qu’une injuste réprobation pèse sur le plus aimable des arts ? S’il est vrai que dans le métier de comédien la dignité de l’homme et la réserve de la femme reçoivent quelques atteintes, est-il plus louable de se livrer au vol patenté qu’on appelle commerce, à l’usure déguisée sous le nom de banque, au meurtre ou au pillage honorés du titre pompeux de défense de la patrie ? Sans doute, il nous faudrait une Colombine comme celle-ci ; mais quels préjugés stupides n’a-t-on pas semés dans cette tête si fraîche ! Cependant j’essaierai, je lui parlerai. Oui, je veux sonder cette jeune imagination, et si j’y découvre le germe d’un talent, l’apparence d’une vocation, je mettrai le feu à la poudrière.

Avec cette promptitude de résolution et ce sans-gêne qui distinguent les méridionaux, le directeur s’approcha de la petite Tyrolienne, et au bout d’un quart d’heure la conversation était fort animée. Dieu sait