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impuissante avec Rubens, avec Paul Véronèse, et se contentera d’exprimer des pensées élevées, des sentimens généreux.

Et qu’on ne m’accuse pas de rêver des prodiges imaginaires, des métamorphoses qui ne se réaliseront jamais : j’ai la ferme conviction que toutes ces prophéties pourront s’accomplir. Ma conviction est d’autant plus profonde, que l’histoire entière me donne raison, et que les trente dernières années, c’est-à-dire le passé d’hier, démontrent jour par jour la vérité de ma pensée. Pourquoi la littérature impériale occupe-t-elle si peu de place dans la mémoire des hommes éclairés ? N’est-ce pas parce qu’elle s’est entêtée à copier servilement l’antiquité classique ? On me répondra qu’elle l’a parodiée, cela est vrai ; mais l’eût-elle comprise assez bien pour ne pas la défigurer, elle n’eût pas échappé à l’oubli. Pourquoi tant d’essais applaudis avec fracas sous la restauration ont-ils laissé si peu de traces ? N’est-ce pas parce qu’ils relevaient de l’Europe moderne, au lieu de relever du génie national ? La question n’est pas difficile à résoudre. Enfin, pourquoi Mérimée, Lamartine, Déranger, George Sand, ont-ils conquis une, popularité durable ? N’est-ce pas parce qu’ils ont exprimé dans une langue harmonieuse et limpide des pensées personnelles qui ne relevaient ni de l’antiquité ni de l’Europe moderne ?

L’étude peut féconder le génie, mais ne réussira jamais à le suppléer. Laissons à chacune de nos facultés son rôle et sa mission. La génération nouvelle, moins puissante et moins glorieuse à cette heure que la génération arrivée à maturité, qui se repose et déserte la combat avant d’avoir usé ses forces, ne manquera pas de conquérir dans l’histoire une place importante, si elle veut comprendre la vraie nature des devoirs imposés à l’imagination aussi bien qu’à la volonté. Qu’elle étudie le monde intérieur, qu’elle sonde la conscience, au lieu de compter les couleurs d’une toge ou d’un surcot, d’un tabard ou d’une tunique ; qu’elle écoute les battemens du cœur, au lieu de promener la main sur les clous d’une armure, et l’avenir ne lui manquera pas.

Que si nous essayons d’exprimer par une formule philosophique le sens intime de toutes les pensées, de tous les argumens qui viennent de se produire, cette formule ne sera pas difficile à trouver : il s’agit tout simplement d’opposer l’esprit à la matière. Le matérialisme a corrompu notre littérature, le spiritualisme peut seul lui rendre son éclat et sa jeunesse. À mesure que la poésie attribuait au monde extérieur une plus grande importance, l’homme allait s’amoindrissant Que la matière redescende au rang qui lui appartient, que l’esprit remonte au rang qu’il n’aurait jamais dû quitter, et l’art renouvelé retrouvera l’autorité qu’il a perdue. C’est mon vœu, c’est mon espérance ; c’est le vœu, c’est l’espérance de tous les hommes sensés.


GUSTAVE PLANCHE