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couleurs, il y a des procédés connus, très nettement définis, et ces procédés, Victor Hugo les a mis en usage avec une habileté que je proclame volontiers. L’auteur des Orientales devait trouver de nombreux imitateurs, et il compte, en effet, des disciples nombreux. La poésie lyrique, dégagée ainsi de la pensée, dégagée de l’émotion, a donné naissance à bien des volumes applaudis pendant quelques semaines et aujourd’hui très justement oubliés. Il y a dans les strophes des Orientales quelque chose de matériel qui frappe tous les yeux ; pour s’emparer du procédé choisi par le poète, il ne faut pas une attention bien laborieuse. La couleur et le son considérés comme loi suprême, ou plutôt comme la substance même de la poésie, sont de nature à tenter tous ceux pour qui l’émotion et la réflexion sont une fatigue, une douleur. L’imitation du procédé peut aller jusqu’au fac similé. Nous avons vu et nous verrons sans doute encore de nombreuses contrefaçons des Orientales. Or la poésie lyrique ne retrouvera toute sa splendeur et toute son autorité que le jour où le public comprendra tout le néant de ces contrefaçons.

Le tableau peut sembler sévère, mais je le crois vrai. Le roman, le théâtre et la poésie lyrique sont très loin, on le voit, d’avoir tenu toutes leurs promesses. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les formules par lesquelles j’ai tenté d’exprimer l’état présent de notre littérature s’appliquent à l’ensemble des inventeurs, et ne comprennent pas les exceptions. Chacun nommera sans peine les hommes distingués qui n’ont pas cédé à l’entraînement industriel. Je n’ai voulu parler que de la physionomie générale de notre littérature, comptant sur l’intelligence du lecteur pour compléter ma pensée. Ce qui me semble important maintenant, c’est de marquer le rôle de la critique en présence des plaies que j’ai signalées.

La critique a-t-elle fait son devoir ? Je ne le crois pas. Je sais très bien qu’il ne lui est pas donné de susciter des poètes, je sais très bien que l’argumentation la plus précise ne hâtera pas d’un jour la création d’un roman, d’une comédie ou d’une ode ; mais la critique pouvait du moins éclairer le goût public et agir indirectement sur la masse des inventeurs. Elle le pouvait, et ne l’a pas voulu. Je parle, bien entendu, de la critique prise dans son ensemble. Soit indifférence, soit faiblesse, elle a trop souvent négligé d’aller au fond des questions, et, pour prix de sa paresse, elle a recueilli le discrédit. Je ne veux pas exagérer la grandeur de son rôle ; je l’accepte dans sa réalité, et je le trouve encore assez beau. Il ne lui est pas défendu de prévoir et d’appuyer ses conseils sur ses prévisions ; mais ce n’est pas vers ce but que doit se porter son activité. Sans prétendre à l’initiative, ce qui pourrait lui attirer le reproche de présomption, il lui reste assez à faire. Pourvu qu’elle n’abuse pas du passé et ne l’oppose pas éternellement au présent, elle peut