Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/901

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nécessité d’exprimer beaucoup de pensées que ses prédécesseurs n’avaient pas connues, l’assouplit en la modelant selon l’esprit moderne, en la dépouillant des tournures latines d’Holberg et des germanismes qui l’avaient jusqu’alors asservie. Élève du XVIIIe siècle plutôt que de la révolution, Rahbek a représenté en Danemark, par les qualités de son esprit juste et de son caractère indépendant et modéré, la période de transition entre deux grandes époques. La génération qui vint après lui procéda tout entière de la révolution même.


II.

Les imitations étrangères et la critique avaient exercé tour à tour une grande influence sur les esprits en Danemark, lorsque la révolution de 1789 éclata. Toutes les nations de l’Europe eurent dès-lors les yeux fixés sur la France; elles virent avec étonnement la révolution, préparée par des causes multiples et lointaines, faire éclore, au feu de la guerre civile et de la guerre étrangère, les germes qu’elle avait reçus de tous côtés et renvoyer aux peuples, après une convulsion terrible, des institutions, des idées nouvelles, avec des principes sociaux désormais impérissables. Il n’est presque pas un des états de l’Europe pour qui, de près ou de loin, immédiatement ou par une sorte de contagion irrésistible, une autre époque n’ait, à partir de ce moment, commencé, et comme la littérature est, avant tout, le reflet des idées sociales, il s’est trouvé que les dernières années du XVIIIe siècle ont été le point de depart.de beaucoup des littératures modernes.

Il est curieux de retrouver dans quelques ouvrages qui datent de cette époque les traces de l’émotion profonde avec laquelle le Nord suivait de loin, pas à pas, les progrès de la tempête dont la France était le théâtre. Les mémoires de Steffens, à la fois écrivain et philosophe, nous donnent une idée exacte de l’impression que produisaient à Copenhague les nouvelles venues du continent. « Mon père nous fit venir, mes frères et moi. Il était fort agité. — Mes enfans, dit-il, un heureux temps vous est réservé; il ne tiendra qu’à vous d’être des hommes libres. Voici que toutes les barrières de l’esprit et du corps sont tombées; tous les hommes combattront désormais à armes égales. Que ne suis-je encore jeune comme vous! Mais nous sommes brisés par des chaînes qu’heureusement vous ne connaîtrez pas; c’est à vous de comprendre votre temps. — Et il nous apprit avec des larmes d’enthousiasme les premiers troubles de Paris, les scènes du Palais-Royal et la prise de la Bastille. Les premiers élans de l’espérance à la vue d’un nouvel avenir, même lorsque cet avenir recèle beaucoup de malheurs, ont quelque chose de pur et de sacré qui ne s’oublie pas. Nous conçûmes une brillante idée du siècle qui allait s’ouvrir. Ce n’était pas