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commun de traditions germaniques reçu par tout le monde et sur lequel chacun eut le droit de broder sa propre tradition suivant sa convenance. C’est pour cela qu’il ne faudrait pas s’étonner de voir, par exemple, des souvenirs qui n’ont pu naître que sur les bords du Dniester ou du Pô consacrés par les poètes de la Norvège, et en revanche des idées, des symboles exclusivement scandinaves s’implanter dans les traditions historiques de peuples germains étrangers à l’odinisme, et les dominer même par l’énergie de leur conception.

C’étaient des joueurs de harpe, des chanteurs ambulans, et quelquefois les poètes eux-mêmes, qui étaient entre les différentes nations les intermédiaires de ces échanges. Deux tribus voulaient-elles troquer leurs poèmes, elles troquaient leurs chanteurs. Nous pouvons lire encore dans le recueil de Cassiodore une lettre par laquelle Théodoric, qui devait être bientôt lui-même un personnage traditionnel si célèbre, envoyait au roi des Franks Clovis un joueur de harpe que celui-ci lui avait demandé. « Nous avons choisi pour vous l’envoyer, lui écrivait-il, un musicien consommé dans son art, qui, chantant à l’unisson de la bouche et des mains, réjouira la gloire de votre puissance. » Le roi des Franks voulait se tenir au courant de ce qu’on chantait à la cour du roi des Goths, et lui-même sans doute dépêchait à ses voisins, par une semblable politesse, ses poètes ou ses musiciens, car les Franks avaient aussi leurs chanteurs et leurs chansons. Fortunat nous parle des chants qui divertissaient les leudes barbares, et, comme pour bien préciser qu’il ne s’agissait pas de poésie latine, il retourne sa proposition, et parle des chants barbares qui divertissaient les leudes. Les Anglo-Saxons, passionnés pour ce passe-temps patriotique, en emportèrent avec eux l’habitude lors de leur immigration dans l’île de Bretagne : leur roi Alfred était, comme on sait, à la fois récitateur et poète. Je ne dis rien des Scandinaves, chez qui le scalde était inséparable du guerrier, et bien souvent chantre et héros des mêmes aventures. En France, Charlemagne, sans être poète comme Alfred, poussa aussi loin que lui le goût des chants traditionnels. « Il écrivit, dit Éginhard, et recueillit, pour en perpétuer le souvenir, de très anciens poèmes barbares, dans lesquels étaient célébrées les actions et les guerres des hommes d’autrefois. » Louis-le-Débonnaire, élevé sur ses genoux, savait tous ces poèmes par cœur; mais plus tard, et par scrupule de dévotion, il ne voulut plus ni les réciter, ni les entendre, ni les laisser apprendre à ses fils, attendu que ces monumens des ancêtres étaient, comme les ancêtres eux-mêmes, fortement entachés de paganisme. Par bonheur, de pareils scrupules furent rares chez ses contemporains, et c’est aux IXe et Xe siècles, que la poésie germanique traditionnelle ayant pris son plus grand développement, les plus importans des chants qui la