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qu’ils sont, mais il faudra qu’elles en trouvent un, car la famille à laquelle appartiennent ces personnages devient chaque jour plus nombreuse. A défaut d’un autre mot, nous dirons que ce sont des personnages équivoques. Ils ont des vertus, ces êtres-là; oui, des vertus, mais inefficaces et demeurant à l’état d’abstraction, et ils ont des pensées telles que n’en ont jamais eu de vrais coupables. Ils ne sont ni pervers, ni vertueux, ni corrompus, ni innocens; ils échappent au jugement des hommes, ils sont en dehors des lois de Dieu, et pourtant ils ne sont pas régis par les lois du diable. Le nombre des hommes qui sont pareils à ces damnés de Dante que le ciel repousse et dont l’enfer ne veut pas est grand aujourd’hui. Les affections, les sentimens, les pensées, les superstitions même, tout cela commence à n’avoir plus rien d’humain. Ce sont des sentimens, des affections et des superstitions tellement en dehors de notre nature, qu’ils demanderaient d’autres conditions d’existence, d’autres règles morales, une autre atmosphère, une autre planète. Tout cela n’est pas seulement extra-humain; mais, comme le dit très bien M. Hawthorne, cela est inférieur à l’humanité. Nous ne pouvons mieux faire, pour expliquer notre pensée, que de citer la fameuse légende musulmane dont un philosophe qui nous est cher a fait maintes fois un si éloquent usage. Sur les bords de la Mer-Morte, il y avait jadis un peuple singulièrement impie et corrompu. Dieu envoya Moïse pour le convertir. L’envoyé de Dieu perdit ses peines; les impies riaient de lui et de ses sermons. Alors Moïse, pour le punir, transforma ce peuple en un peuple de singes. Depuis ce temps, ces malheureux gambadent, courent, grimpent aux arbres, grimacent et ricanent comme les singes; seulement, de temps à autre, ils se rappellent vaguement qu’ils ont été des hommes. Alors ils interrompent leurs actes lubriques, leurs gestes obscènes, et ils deviennent pendant quelques instans rêveurs et tristes. Méditons cette tradition; elle renferme un sens terrible, et dont peut-être nous pourrons tirer profit.


EMILE MONTEGUT.