Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/836

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un peu écrivant un sonnet avec des doigts comme ceux-là. Une vie laborieuse a cela de bon, qu’elle chasse de l’homme tous les non-sens et toutes les chimères de l’imagination, pour ne lui laisser que ce qui lui est véritablement et essentiellement propre. Si un fermier peut faire des vers en labourant, c’est que sa nature insiste et le pousse; si tel est le cas, alors qu’il les fasse, au nom du ciel! »


Dans cette Arcadie entreprise en l’honneur du progrès et où la nature individuelle de chacun, au lieu de se développer, se rapetisse; dans cette Arcadie fondée sur des principes faux, on doit s’attendre à ce que tous les sentimens et toutes les affections seront faux et artificiels. La passion par excellence, l’amour, ne tarde pas à s’introduire dans la petite communauté; elle y prend un langage et des allures en harmonie avec cette société excentrique. Nos quatre rêveurs aiment, ou plutôt trois d’entr’eux aiment, et un seul est aimé : c’est Hollingsworth. Cet homme égoïste, ce philanthrope sec et obstiné, cette utopie vivante, a conquis le cœur des deux jeunes femmes Zénobie et Priscilla, car Hollingsvvorth possède cette sorte de fascination magnétique qui distingue ordinairement les oiseaux de proie intellectuels de son espèce et agit très souvent sur les femmes comme Zénobie, douées d’intelligence et privées de sagacité, incapables de justifier leurs passions, de discerner un être réellement digne d’être aimé, incapables de découvrir un faquin sous des apparences élégantes et un insensé sous les apparences du génie. Zénobie est une de ces créatures : elle a aimé jadis un être monstrueux, cynique, immoral, dont l’ame honteuse se trouvait revêtue d’une grande beauté extérieure, — et elle a été trompée. Maintenant elle se tourne du côté d’Hollingsworth, un homme dont le cœur est entièrement desséché, dont les affections ont été fondues au feu ardent de l’utopie comme une substance onctueuse et douce qui serait soumise à l’action d’un feu de forge, — et elle sera encore trompée; seulement cette fois elle en mourra : deux erreurs aussi impardonnables veulent un châtiment exemplaire. La fière Zénobie, la promotrice des droits de la femme, courbe la tête devant cet indomptable utopiste. Il la raille, il jette la malédiction sur ses idées, il condamne ses projets d’émancipation des femmes, il foule aux pieds tout ce dont elle est fière, et la passion de Zénobie n’en est que plus grande; elle implore la pitié du rêveur, et s’abaisse jusqu’à reconnaître elle-même son infériorité. Un jour, après une violente dispute sur les droits de la femme, Coverdale surprend Zénobie serrant avec effusion la main d’Hollingsworth. Cette créature en révolte contre le monde entier vient se briser contre les limites que la nature a assignées à son sexe, et les passions de son cœur donnent un démenti aux théories de son intelligence. Quant à Priscilla, elle s’attache à Hollingsworth comme le lierre au chêne, elle va vers lui en chantant comme l’oiseau vers le serpent.