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passé, marcha en silence, la tête baissée, sans avoir l’air d’avoir la moindre part à ce qui se passait… Mme d’Épinay était si épuisée, qu’après le dîner elle pensa se trouver mal ; elle fit ce qu’elle put pour le cacher à Rousseau, qui s’en douta, mais qui ne voulut point avoir l’air de s’en apercevoir[1]. » Que dites-vous de cette fin d’une journée d’attendrissement ? Mme d’Épinay fatiguée d’avoir pris elle-même la peine de sa bonne action, ce dont je lui sais gré, et Rousseau mécontent ou embarrassé d’une bonté qui lui impose trop d’obligations. Le personnage le plus simple de cette scène et qui m’amuse le plus est la mère Levasseur, enchantée d’être portée à bras dans un fauteuil du château.

Les premiers momens du séjour de Rousseau à l’Ermitage furent un véritable enchantement. Il aimait les champs, la vie rustique et simple, le loisir et le travail à ses heures, point de gêne, point de devoirs, la promenade, la méditation, et il sentait qu’il allait avoir tout cela à l’Ermitage. Depuis quelques années, il allait fréquemment à la campagne ; mais c’était dans les châteaux du beau monde, « et ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne faisaient, dit-il, qu’aiguiser en moi le goût des plaisirs rustiques dont je n’entrevoyais de plus près l’image que pour mieux sentir leur privation. J’étais si ennuyé de salons, de jets d’eau, de bosquets, de parterres et des plus ennuyeux montreurs de tout cela ; j’étais si excédé de brochures, de clavecin, de tri, de nœuds, de sots bon mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que quand je lorgnais du coin de l’œil un simple pauvre buisson d’épines, une haie, une grange, un pré, quand je humais, en traversant un hameau, la vapeur d’une bonne omelette au cerfeuil ; quand j’entendais de loin le rustique refrain et la chanson des faneuses, je donnais au diable et le rouge et les falbalas et l’ambre, et, regrettant le dîner de la ménagère et le vin du cru, j’aurais de bon cœur paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur le maître qui me faisaient dîner à l’heure où je soupe, souper à l’heure où je dors, mais surtout à messieurs les laquais qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leurs maîtres dix fois plus cher que je n’en aurais payé de meilleur au cabaret[2]. »

Pendant qu’il jouissait ainsi des champs, du soleil, de la liberté, il se mit aussi à se souvenir et à rêver de sa jeunesse, de ses amours, non pas tant encore de ceux qui avaient duré et qui avaient réussi, comme on dit, que de ceux qui n’avaient été que des momens de joie et d’innocence, de gracieuses rencontres que l’ame seule avait savourées. Ce

  1. Mme d’Épinay, t. II, p. 284.
  2. Confessions, liv. IX.