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paisiblement sur la nature de l’ame, et, si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami ; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre, et moi, homme obscur, pauvre, tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? Vous l’avez vous-même expliqué : vous jouissez, moi j’espère, et l’espérance adoucit tout. »

Voltaire se garda bien de répondre aux raisonnemens de Rousseau ; il s’en tira par une de ses espiègleries ordinaires ; il se fit malade et garde-malade pour avoir le droit de rester muet. Cependant sa lettre est encore fort amicale, et rien n’annonce la triste inimitié qui devait bientôt éclater entre eux. Voltaire même invite Rousseau à venir aux Délices. Mais cette jalousie fatale, qui fait que les grands hommes, à mesure qu’ils s’élèvent au-dessus des autres hommes, ne se rencontrent que pour se combattre ; cette impuissance malheureuse de souffrir un supérieur, ou même un égal, qui fait que dans l’art de la guerre ou dans l’art de la parole, dans la politique ou dans la philosophie, un pays et un siècle ne peuvent pas contenir à la fois deux hommes supérieurs sans qu’ils soient ennemis l’un de l’autre ; cette répugnance profonde de l’égalité, qui est propre à tous les hommes et qui éclate surtout dans les plus grands d’entre eux ; cet empressement pernicieux des petits à pousser les grands les uns contre les autres et à satisfaire leurs petites passions à l’abri des grandes qu’ils excitent ; la sotte incapacité qu’ont les hommes, et dont ils se louent comme d’un mérite, de ne pouvoir pas admirer deux grands hommes à la fois : — tout cela rompit bientôt la bonne intelligence entre Rousseau et Voltaire. Ajoutez-y les soupçons et les défiances de Rousseau, qui, voyant partout des ennemis, ne pouvait pas manquer d’en voir un dans Voltaire.

Qui des deux a commencé la querelle ? Qui a rompu le premier avec l’autre ? Ce fut Rousseau, il raconte lui-même dans ses Confessions que, la lettre qu’il avait écrite à Voltaire sur la Providence ayant été imprimée, il écrivit à Voltaire pour lui dire que ce n’était pas lui qui avait donné copie de cette lettre. Le procédé était honnête ; mais voici comment il crut devoir finir sa lettre : « Je ne vous aime point, monsieur ; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’asile que vous y avez reçu ; vous y avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissemens que je vous y ai prodigués parmi eux. C’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourans, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagnent dans mon pays. Je vous hais enfin, puisque vous l’avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus