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comme le fait Rousseau, l’existence de Dieu, et par conséquent la nécessité que le tout soit bien ou que tout soit bien pour le tout, surmonte et renverse toutes les petites objections. En raisonnant ainsi, Jean-Jacques Rousseau raisonnait, sans le savoir, comme saint Augustin dans la Cité de Dieu. Pourquoi, dit saint Augustin, vouloir juger la nature sur les avantages ou les inconvéniens qu’elle a pour nous ? « C’est la nature prise en soi et non dans ses rapports avec nous qui glorifie son créateur….. Si l’ordre de la nature nous déplaît et si nous le critiquons, c’est que, par la condition de notre nature mortelle, incorporés nous-mêmes à la partie mobile et périssable de l’univers, nous ne pouvons pas concevoir comment ce qui nous choque dans cette partie se rapporte d’une manière juste et salutaire à l’ensemble général. Aussi c’est avec raison que là où la providence du Créateur échappe à notre contemplation, elle est prescrite à notre foi pour interdire à la témérité humaine le moindre blâme sur l’œuvre de l’artisan suprême[1]. » N’est-ce pas là, mot pour mot, le raisonnement de Rousseau ? Ne jugeons pas l’univers sur ce qui nous touche ; jugeons-le sur l’ensemble, et, comme cet ensemble échappe à notre vue, là où nous ne pouvons pas comprendre, croyons, et suppléons à la science par la foi. Croyons à la bonté de l’univers à cause de Dieu, et ne croyons pas à Dieu à cause de la bonté de l’univers. Je ne veux pas dire que Rousseau ait emprunté le raisonnement à saint Augustin ; j’aime qu’il l’ait retrouvé, et que, lorsqu’il s’agit de défendre la Providence contre les chicanes de l’esprit humain, le philosophe et le père de l’église aient hardiment recours tous les deux à la foi, qui est toujours forcée de venir au secours de la raison humaine, aux uns plus tôt, aux autres plus tard, selon que la raison humaine va plus ou moins loin par sa propre force ; mais il y a toujours un point et un moment où la raison s’arrête, et c’est alors que la foi commence, — si bien en vérité, que, puisque la foi doit toujours commencer quelque part, peu importe où la raison s’arrête, et qu’elle fasse quelques relais de plus ou de moins.

La Lettre sur la Providence a toutes les qualités du génie de Rousseau et presque aucun de ses défauts ; elle a la fermeté et la profondeur du raisonnement ; elle a aussi la chaleur et l’émotion qui font l’éloquence de Rousseau. C’est ainsi qu’après avoir réfuté avec une force admirable les petits sophismes de Voltaire contre la Providence, il finit par ce retour touchant sur lui-même et sur Voltaire. « Je ne puis m’empêcher, monsieur, de remarquer une opposition bien singulière entre vous et moi dans le sujet de cette lettre. Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance. Bien sûr de votre immortalité, vous philosophez

  1. Cité de Dieu, livre XII, chap. IV.