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c’est-à-dire à la condition de lui jouer de temps en temps de mauvais tours et de critiquer à leur aise son gouvernement. Voltaire envoya son poème à Jean-Jacques Rousseau, parce que ces deux grands hommes se faisaient encore à ce moment des politesses ; mais il l’adressait mal. Rousseau n’entendait pas raillerie sur Dieu ; il l’aimait, et il y croyait de tout son cœur. Un soir, dans le salon de Mlle Quinault, les beaux-esprits du temps s’évertuaient à qui mieux mieux contre la religion. Mme d’Épinay, qui raconte la scène, « craignant qu’ils ne voulussent détruire toute religion, demanda grâce pour la religion naturelle. — Pas plus pour celle-là que pour les autres, dit Saint-Lambert ; qu’est-ce qu’un Dieu qui se fâche et qui s’apaise ? — Mlle Quinault : Mais parlez donc, marquis ; est-ce que vous seriez athée ? — À sa réponse, Rousseau se fâcha et murmura entre ses dents ; on l’en plaisanta. — Rousseau : Si c’est une lâcheté que de souffrir qu’on dise du mal de son ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu qui est présent, et moi, messieurs, je crois en Dieu[1] ! »

Le mot de Rousseau est beau, et vaut pour moi toute la profession de foi du vicaire savoyard[2].

Ayant hardiment confessé Dieu chez Mlle Quinault, Rousseau n’hésita point non plus à défendre la divine Providence contre les argumens et les sarcasmes de Voltaire.

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, p. 63.
  2. Quelques personnes m’ont demandé des renseignemens sur Mlle Quinault et sur sa société. Je ne puis que les renvoyer aux Mémoires de Mme d’Épinay, qui sont assurément la plus piquante et la plus fidèle peinture de la société philosophique du XVIIIe siècle. Il a paru en 1745, sous le nom de Recueil de ces Messieurs, un livre composé des impromptu de la société de Mlle Quinault, petits contes, portraits en vers et en prose, dialogues, réflexions, lettres. J’ai lu ce livre, qui est fort médiocre, soit que les écrits qui s’y trouvent ne fussent que des bagatelles dont leurs auteurs se souciaient fort peu et qui ne méritaient pas que le public s’en souciât davantage, soit plutôt, et c’est ce que je crois, que la société de Mlle Quinault fût encore, en 1745, frivole et badine seulement ; elle n’est devenue philosophique qu’un peu plus tard, et au moment où la philosophie prit le pas sur la littérature proprement dite. C’est de 1745 à 1755 que ce changement se fait dans les esprits. Le Recueil de ces Messieurs, en 1745, a donc encore le ton littéraire. Les conversations du salon de Mlle Quinault, racontées d’une manière charmante par Mme d’Épinay, sont au contraire en général philosophiques. — C’est à peine si, dans le Recueil de ces Messieurs, j’ai trouvé quelques mots qui se sentent de l’esprit du siècle, ou qui soient seulement ingénieux. Voici pourtant quelques phrases d’un éloge de la paresse et du paresseux : « Les princes sont trop heureux d’avoir des paresseux dans leurs états. — Le véritable paresseux, ne connaissant pas l’ambition, est bien éloigné de former aucune cabale et d’entrer dans aucun poste ; il est au contraire le sujet le plus soumis. — pourvu qu’on ne trouble point son repos personnel, il ne critique point le gouvernement. » (Recueil de ces Messieurs, p. 332.) Il y a là une petite part de malice politique qui décèle le siècle. Je veux citer encore un mot qui semble être une réflexion du siècle contre lui-même. « La marque de l’esprit borné d’un siècle est lorsque tout le monde a de l’esprit : c’est la marque qu’il n’y a pas d’esprits supérieurs, car ils ne sont jamais en troupe. » (Ibid, p. 374.)