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crois, prétendait qu’ayant bien cherché dans l’histoire du monde quel était le siècle où il faisait le mieux vivre, il avait trouvé que c’était le XVIIIe siècle et qu’un homme qui serait né en France vers 1705 ou 1706, qui aurait échappé par l’enfance aux malheurs des dernières années de Louis XIV et qui serait mort vers 1785 ou 1786, ayant vécu ses quatre-vingts ans, pourrait se dire avoir été aussi heureux que le comporte l’histoire de l’humanité. Point de grandes révolutions, point de tyrannies, point de proscriptions ; une société aimable et douce, avant le goût des lettres, livrée au plaisir ; un gouvernement facile et indulgent par insouciance ; des guerres, les unes glorieuses, mais promptement terminées par la paix ; les autres malheureuses, mais n’en venant jamais jusqu’à l’invasion ; des vices plutôt que des crimes, des mécontentemens plutôt que des malheurs : voilà le XVIIIe siècle en France, fort différent du temps que racontait Tacite, temps plein de guerres cruelles, de massacres, d’empereurs assassinés, de tyrans, de délateurs, de persécutions, d’exils, de malheurs publics et privés, où personne ne songe qu’à jouir du présent sans respecter le passé, et sans craindre l’avenir. Entre deux siècles aussi opposés, il n’y a pas de rapprochement possible. Comment le XVIIIe siècle pouvait-il comprendre et traduire Tacite ? Il le regardait comme un misanthrope éloquent, qui avait calomnié la nature humaine, et c’est peut-être là ce qui attira Rousseau de ce côté. Il n’y a que nous, acteurs et témoins d’un siècle plein de révolutions, qui sachions ce qu’est la nature humaine dans ces jours d’agitation et qui puissions croire que Tacite n’a point calomnié l’humanité.

Ayant abandonné Tacite, Rousseau se mit à traduire Sénèque, et il fit choix du plus bizarre ouvrage de Sénèque, l’Apocolocuntosis. C’est un pamphlet ou une satire contre l’empereur Claude, contre Claude mort, entendons-nous bien. Vivant, Sénèque l’avait flatté ; il l’avait appelé le plus doux des Césars, un prince dont la clémence était la première vertu, un prince qui savait par cœur tous les préceptes de la sagesse antique, un dieu enfin, le plus grand et le plus magnanime des dieux[1]. Il est vrai qu’alors Sénèque était exilé en Corse ; il s’y ennuyait et voulait revenir à Rome. Une fois Claude mort, Sénèque se vengea des éloges qu’il lui avait donnés. C’était l’usage des Romains de faire des dieux de leurs empereurs quand ils étaient morts, et parfois même ils hâtaient la mort pour hâter l’apothéose. Sénèque raconte que, selon cette coutume, les dieux se mettent à délibérer sur la réception de Claude dans l’Olympe. Chaque dieu parle, et Jupiter, qui préside, est souvent forcé de rappeler les dieux à la question et même à l’ordre. L’apothéose de Claude allait être décrétée, quand

  1. Maximum et clarissimum numen.