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Prusse avait deux partis à prendre : ou bien accepter les principes de 89 comme la tradition du grand Frédéric lui en faisait un devoir, marcher de concert avec la France nouvelle et constituer l’esprit moderne en Europe; — ou bien s’allier avec la Russie et assurer le triomphe de l’absolutisme. Dans le premier cas, elle conservait sa liberté d’action, elle augmentait son importance politique et s’emparait définitivement de la suprématie en Allemagne; dans le second, elle se soumettait à la direction de la Russie et renonçait au premier rôle parmi les peuples germaniques, car, dès le jour où la Prusse, infidèle à toute son histoire, n’est plus l’état libéral de l’Allemagne et le gardien de certains principes, dès ce jour-là l’Autriche reprend ses anciens droits, la souveraineté appartient à la monarchie des Habsbourg. C’était certes une grande pensée de Napoléon que l’union de la Prusse et de la France; M. de Stein se refusa toujours à reconnaître que le patriotisme aussi bien que la politique lui ordonnaient de suivre cette voie. Après le traité de Lunéville, la lutte des deux puissances qui se disputaient l’amitié de la Prusse ne s’arrête pas un instant, et toute la carrière politique du baron de Stein se déroule autour de cette seule question. En 1805, la Russie fait signer à Frédéric-Guillaume III le traité de Potsdam; le 15 février 1806, la France, victorieuse à Austerlitz, impose à la Prusse le traité de Paris. Avant la fin de cette même aunée, la Prusse, abandonnant la France et vaincue à Iéna, se jette de plus en plus dans les bras de la Russie. Nouveaux efforts de Napoléon, essayant par des rigueurs trop légitimes ce que la bienveillance n’a pu réaliser; nouvelles intrigues de la diplomatie russe. La Russie l’emporte; c’est elle qui dirige, qui exploite l’agitation allemande de 1813, c’est elle qui domine l’Europe au congrès de Vienne. Si la France a perdu ses frontières, la Prusse et l’Autriche ne sont pas moins découvertes devant le redoutable protecteur qu’elles ont consenti à se donner. Qui a fait tout cela? qui a déchiré le traité de Paris? qui a poussé la Prusse à la guerre? qui a établi en Allemagne l’ascendant de la politique russe? M. le baron de Stein. En vain Frédéric-Guillaume et M. de Metternich comprenaient-ils tout le danger de l’exaltation de l’Allemagne, M. de Stein ne songeait qu’au présent et suivait follement ses colères. Quand on le voit travailler ainsi à la ruine de ce qu’il paraît défendre, quand on le voit dépenser tant de talent, de science, d’énergie, de patriotisme, pour engager son pays dans une embûche, on est forcé de répéter les sévères paroles que lui adressait Frédéric-Guillaume le 3 janvier 1807 : « Vous êtes un serviteur rétif, arrogant, entêté; fier de votre génie, au lieu d’avoir sans cesse devant les yeux le bien de l’état, vous notes conduit que par vos caprices, vous n’obéissez qu’à vos passions, vous n’agissez que par des motifs de haine... De tels fonctionnaires sont les plus funestes de tous. »