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vingt-huit ans, le baron de Stein s’associe avec audace à la suprême pensée du grand Frédéric ; vingt ans plus tard, il est poursuivi par Napoléon, et il soulève l’Europe contre le puissant empereur. L’amitié de Frédéric, la haine de Napoléon, ces deux événemens forment dans sa destinée un dramatique contraste et lui impriment son vrai caractère.

Frédéric II mourut l’année d’après, et le fils aîné de son frère lui succéda sous le nom de Frédéric-Guillaume II. Malgré le succès qu’il avait obtenu à Mayence, Stein avait peu de goût pour la diplomatie. Il manquait à cette forte et impétueuse nature la patience obstinée qu’il faut pour construire chaque jour ce tissu de Pénélope dont les mailles sont rompues chaque nuit. Stein rentra dans l’administration des mines avec une autorité supérieure et y accomplit de fécondes réformes. C’est au milieu de ces travaux que le surprit 89.

Il est trop certain que le baron de Stein n’a jamais partagé l’enthousiasme de ses plus illustres compatriotes pour la régénération de la France. De secrètes antipathies le rendaient volontiers défiant. Son patriotisme ombrageux, son sentiment si vif de l’antique moralité allemande, le mettaient sur ses gardes. Il avait toujours eu horreur de la légèreté qu’il nous attribuait ; la France devait être éternellement pour lui la France du cardinal Dubois et du roi Louis XV. Il ne vit pas qu’il y avait là une nation abandonnée de ses gouvernans, livrée à elle-même, livrée à ses ressentimens et à son délire, et obligée, par un concours de circonstances inouies, de créer seule une société nouvelle au milieu du plus effroyable chaos. Pardonnons-lui sa haine ; elle était surtout chez lui la souffrance d’une ame enthousiaste froissée dans ce qu’elle avait de plus cher. Si les peuples germaniques eussent été alors plus solidement constitués, si le grand idéal que Stein se faisait de son pays n’avait pas sans cesse obsédé son cœur comme une espérance irréalisable, il eût été certainement plus impartial et plus juste ; sa partialité contre nous, c’est précisément le fond même de sa nature, c’est l’originalité de toute sa vie.

Nos sanglantes tragédies révolutionnaires suivaient leur cours, et l’Allemagne, éblouie d’abord par les grandes journées de 89, indignée bientôt et comme déconcertée par le spectacle de tant de forfaits, était retombée dans son apathique insouciance. Nul esprit public, nul sentiment de la patrie ; chaque état ne songeait qu’à s’agrandir aux dépens de ses voisins. Au milieu de cette nation réduite en poudre, voyez ce jeune homme qui semble avoir recueilli la dernière inspiration de Frédéric II mourant ! Seul peut-être au sein de la somnolence universelle, il sait encore ce que signifie le mot de patrie ; seul il possède un sentiment énergique de la grandeur de l’Allemagne et de la place qu’elle doit occuper dans le monde. Cette passion qui l’enflamme, il voudrait qu’elle brûlât tous les cœurs. Il se multiplie, il est partout.