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de toute mon estime et ma reconnaissance, dites-lui que j’aurai l’honneur de lui aller demander demain à dîner, et disposez-vous à revenir avec moi reprendre une place que j’étais bien éloigné de croire que vous occuperiez si tôt et peut-être jamais. »


Conformément aux ordres paternels, le jeune Caron écrit sur le même papier la déclaration suivante :


« Monsieur très honoré cher père,

« Je signe toutes vos conditions dans la ferme volonté de les exécuter avec le secours du Seigneur ; mais que tout cela me rappelle douloureusement un temps où toutes ces cérémonies et ces lois étaient nécessaires pour m’engager à faire mon devoir[1] ! Il est juste que je souffre l’humiliation que j’ai vraiment méritée, et si tout cela, joint à ma bonne conduite d’ailleurs, me peut procurer et mériter entièrement le retour de vos bonnes grâces et de votre amitié, je serai trop heureux. En foy de quoi je signe tout ce qui est contenu dans cette lettre.

A. Caron fils. »


Ce coup d’autorité produisit son effet : le fils Caron se piqua d’honneur, se livra sans réserve à l’étude de l’horlogerie, et pour prouver à son père qu’il était capable de devenir le premier dans son art, à vingt ans il avait déjà découvert le secret d’un nouvel échappement pour les montres[2]. Un horloger alors célèbre, nommé Lepaute, à qui il avait fait confidence de son invention, entreprit de se l’approprier et la fit annoncer comme sienne dans un numéro du Mercure de septembre 1753. Il se flattait d’avoir bon marché d’un jeune homme obscur ; mais ce jeune homme était un de ces caractères vigoureux et tenaces auxquels on fait difficilement lâcher prise. Nous avons sous les yeux les principales pièces de ce procès peu connu par lequel Beaumarchais débuta dans la vie, et qui fut l’origine de sa fortune et de sa célébrité. Aussitôt que Lepaute eut fait son annonce au Mercure, le jeune Caron adressa à ce journal la lettre suivante, qui fut insérée dans le numéro de décembre 1753, auquel je l’emprunte. C’est la première communication de Beaumarchais avec le public, et elle n’a jamais été reproduite.


« J’ai lu, monsieur, avec le dernier étonnement, dans votre numéro de septembre 1753, que le sieur Lepaute, horloger au Luxembourg, y annonce comme de son invention un nouvel échappement de montres et de pendules qu’il dit avoir eu l’honneur de présenter au roi et à l’Académie.

  1. Chérubin, à dix-sept ans, implorant le secours du Seigneur pour amadouer l’austérité paternelle, est une assez bonne scène de comédie, d’autant que le jeune drôle laisse percer, dans la phrase qui suit, son dépit d’être traité, selon lui, en enfant ; mais, à tout prendre, il y a, ce me semble, dans cette lettre, un ton de respect sincère qui n’est pas trop commun aujourd’hui.
  2. Peut-être n’est-il pas inutile de dire ici qu’on nomme échappement, en termes d’horlogerie, le mécanisme qui sert à régulariser le mouvement d’une montre ; ce mécanisme en est la pièce la plus délicate et la plus importante.