nourrir son père, ses sœurs, ses nièces, demandait en vain à grands cris qu’on lui ouvrît les portes de sa prison.
« Je suis au bout de mon courage, écrivait-il le 9 avril 1773 à M. de Sartines. Le bruit public est que je suis entièrement sacrifié ; mon crédit est tombé, mes affaires dépérissent ; ma famille, dont je suis le père et le soutien, est dans la désolation. Monsieur, j’ai fait le bien toute ma vie sans faste, et j’ai toujours été déchiré par les méchans. Si l’intérieur de ma famille vous était connu, vous verriez que, bon fils, bon frère, bon mari et citoyen utile, je n’ai rassemblé que des bénédictions autour de moi, pendant qu’on me calomniait sans pudeur au loin. Quelque vengeance qu’on veuille prendre de moi pour cette misérable affaire de Chaulnes, n’aura-t-elle donc pas de bornes ? Il est bien prouvé que mon emprisonnement me coûte 100,000 francs. Le fond, la forme, tout fait frémir dans cet inique arrêt, et je ne puis m’en relever tant qu’on me retiendra dans une horrible prison. J’ai des forces contre mes propres maux ; je n’en ai point contre les larmes de mon respectable père, âgé de soixante-seize ans, qui meurt de chagrin de l’abjection où je suis tombé ; je n’en ai plus contre la douleur de mes sœurs, de mes nièces, qui sentent déjà l’effroi du besoin à venir par l’état où ma détention a jeté ma personne et le désordre où cela plonge mes affaires. Toute l’activité de mon âme tourne aujourd’hui contre moi, ma situation me tue, je lutte contre une maladie aiguë, dont je sens les avant-coureurs par la privation du sommeil et le dégoût de toute espèce d’aliment. L’air de ma prison est infect et détruit ma misérable santé. »
Il n’y a, on le voit, nulle exagération dans les pages éloquentes des mémoires contre Goëzman où plus tard Beaumarchais peint sa situation à cette époque ; elles ne sont que la reproduction plus ornée des plaintes que cette situation lui arrache ici.
Le ministre La Vrillière se laisse enfin toucher, et le 8 mai 1773, après deux mois et demi d’une détention sans cause, il rend au prisonnier sa liberté. C’est ici que de ce procès perdu sort tout à coup un nouveau, un plus terrible procès, qui devait achever la ruine de Beaumarchais, et qui le sauve, qui le fait passer en quelques mois de l’état d’abjection et de malheur où, pour employer ses propres expressions, il se faisait honte et pitié à lui-même, à l’état de triomphateur d’un parlement et de favori d’une nation. « Il était, dit Grimm, l’horreur de tout Paris il y a un an ; chacun, sur la parole de son voisin, le croyait capable des plus grands crimes : tout le monde en raffole aujourd’hui. » Comment s’opéra ce revirement de l’opinion ? C’est ce que nous aurons à expliquer.