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frapper à la porte de la rue : il y court, il voit entrer ce même jeune homme[1] qui m’avait averti le matin dans mon carrosse, il le prend par le bras, le pousse dans la maison et jure que personne n’entrera ni ne sortira que par son ordre jusqu’à ce qu’il m’ait mis en morceaux. Au bruit qu’il fait, le monde s’amasse devant la porte ; une femme de ma maison crie par une fenêtre qu’on assassine son maître. Mon jeune ami, effrayé de me voir défiguré et tout en sang, veut m’entraîner en haut. Le duc ne veut pas le souffrir. Sa rage se ranime, il tire son épée, qui était restée à son côté, car il est à remarquer qu’aucun de mes gens n’avait encore osé la lui ôter, croyant, à ce qu’ils m’ont dit, que c’était un manque de respect qui aurait pu tirer à conséquence pour eux ; il fond sur moi pour me percer, huit personnes se jettent sur lui, on le désarme. Il blesse mon laquais à la tête, mon cocher a le nez coupé, mon cuisinier a la main percée. — L’indigne lâche ! m’écriai-je, c’est pour la seconde fois qu’il vient sur moi qui suis sans armes avec une épée. — Il court dans la cuisine chercher un couteau ; on le suit, on serre tout ce qui peut blesser à mort. Je remonte chez moi. Je m’arme d’une tenaille de foyer. J’allais redescendre, j’apprends un trait qui me prouve à l’instant que cet homme est devenu absolument fou : c’est que, sitôt qu’il ne me voit plus, il entre dans la salle à manger, se met à table tout seul, mange une grande assiettée de soupe et des côtelettes, et boit deux carafes d’eau. Il entend encore frapper à la porte de la rue, court ouvrir, et voit M. le commissaire Chenu, qui, surpris du désordre horrible où il voit tout mon monde, frappé surtout de mon visage déchiré, me demande de quoi il s’agit. — Il s’agit, monsieur, d’un lâche forcené qui est entré ici dans l’intention d’y dîner avec moi, qui m’a sauté au visage dès qu’il a mis le pied dans mon cabinet, a voulu me tuer de ma propre épée, ensuite de la sienne. Vous voyez bien, monsieur, qu’au monde que j’ai autour de moi j’aurais pu le faire mettre en pièces, mais on me l’aurait demandé meilleur qu’il n’est. Ses parens, charmés d’en être débarrassés, ne m’en auraient peut-être pas moins cherché une mauvaise affaire. Je me suis contenu, et, à l’exception de cent coups de poing avec lesquels j’ai repoussé l’outrage qu’il a fait à mon visage et à ma chevelure, j’ai défendu qu’on lui fît aucun mal.

« M. le duc prend la parole et dit qu’il devait se battre à quatre heures avec moi devant M. le comte de Turpin, choisi comme témoin ; il n’avait donc pu attendre jusqu’à l’heure convenue. — Comment trouvez-vous, monsieur, cet homme qui, après avoir fait un esclandre horrible dans ma maison, divulgue lui-même, devant un homme public, sa coupable intention, compromet un officier-général en le nommant comme témoin désigné et détruit d’un seul mot toute possibilité d’exécuter son projet, que cette lâcheté prouve qu’il n’a jamais conçu sérieusement ? — À ces mots, mon forcené, qui est brave à coups de poing comme un matelot anglais, s’élance une cinquième fois sur moi ; j’avais quitté ma tenaille à l’arrivée du commissaire ; réduit à l’arme de la nature, je me défends de mon mieux devant l’assemblée, qui nous sépare une troisième fois. M. Chenu me prie de rester dans mon salon et emmène M. le duc, qui voulait casser les glaces. En cet instant, mon laquais

  1. C’est Gudin.