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BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS.

De l’esprit et des traits charmans ;
Beau corsage à couleur d’ivoire,
De ces yeux sûrs de leur victoire,
Tels qu’on en voit en toi, Guilbert.
Je lui voudrais cet air ouvert,
Cette taille fine et bien faite
Qu’on remarque dans la Lisette ;
Je lui voudrais de plus la fraîcheur de Fanchon[1],
Car, comme bien savez, quand on prend du galon…

« Cependant de crainte que vous me reprochiez d’avoir le goût trop charnel et de négliger pour des beautés passagères les agrémens solides, j’ajouterai que

Je voudrais qu’avec tant de grâce
Elle eût l’esprit de la Bécasse[2].
Un certain goût pour la paresse
Qu’on reproche à Tonton[3] sans cesse
À mon Iris siérait assez.
Dans mon réduit où, jamais occupés,
Nous passerions le jour à ne rien faire,
La nuit à nous aimer, voilà notre ordinaire.

« Mais quelle folie à moi de vous entretenir de mes rêveries ! je ne sais si c’est à cause qu’elles font fortune chez vous que l’idée m’en est venue, et encore de rêveries qui regardent le sexe ! moi qui devrais détester tout ce qui porte cotillon ou cornette, pour tous les maux que l’espèce m’a faits[4] ! Mais patience, me voici hors de leurs pattes ; le meilleur est de n’y jamais rentrer. »


Le reste de la lettre n’est pas d’un goût très délicat, il y a même des passages qu’il serait difficile de citer textuellement et qui justifient assez bien la qualification de polisson que Beaumarchais se donne ici à lui-même, comme il la donne à Chérubin dans la préface du Mariage de Figaro. Ce qu’on vient de lire suffira, je pense, pour établir la parenté entre le page du comte Almaviva et le fils de l’horloger Caron. L’enfant en était là à treize ans, lorsque son père interrompit ses études pour le consacrer tout entier à l’horlogerie. Sous sa direction, il apprit à faire des montres, à mesurer le temps, comme il disait plus tard. Nous verrons en effet que cette mesure exacte du temps et des circonstances fut toujours son principal élément de force et de succès.

Toutefois on se doute bien que le Chérubin de la rue Saint-Denis

  1. C’est la troisième sœur de Beaumarchais.
  2. C’est Julie, la quatrième sœur et la plus spirituelle, nommée la Bécasse par antiphrase.
  3. La cinquième sœur de Beaumarchais, depuis Mme de Miron.
  4. Au sujet de ce passage, écrit à treize ans, le vieux Beaumarchais ajoute en note : « J’avais eu une folle amie qui, se moquant de ma vive jeunesse, venait de se marier. J’avais voulu me tuer. » Le ton de la lettre nous rassure beaucoup sur cet accès de désespoir amoureux.