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les vides laissés par la mort de ceux qui ont vécu dans le célibat; de sorte que, pour une notable partie des habitans de Paris, il se présente cette alternative, ou de manquer à l’ordre naturel pour le maintien de l’espèce ou d’affronter la misère[1]. C’est par cette considération que les administrateurs des bureaux de bienfaisance restreignent les secours d’abord aux vieillards de soixante-cinq ans accomplis et aux infirmes incapables de tout travail, ensuite aux jeunes ménages ayant à leur charge au moins trois enfans au-dessous de douze ans. Ces secours sont-ils de nature à modifier le fait général? Hélas ! les distributions des bureaux de bienfaisance n’équivalent pas même 5 centimes par tête et par jour, et il n’y a pas 2,000 ménages surchargés d’enfans qui soient admis à ce maigre banquet.

Dire en thèse générale que la moralité est la principale garantie du bien-être, c’est proclamer une vérité banale à force d’évidence; mais voyons les hommes tels qu’ils sont, et ne méconnaissons pas que, chez la plupart d’entre eux, la conduite est fatalement influencée par les conditions de leur existence matérielle. J’ai montré que les ouvriers dont le salaire tombe au-dessous du terme moyen doivent limiter leurs dépenses à 2 francs par jour; j’ajouterai, si l’on veut, que, même avec des ressources aussi restreintes, on se ferait un régime supportable, à la condition d’avoir une prévoyance et une économie à l’épreuve de tous les entraînemens. C’est exiger, par malheur, un genre d’héroïsme exceptionnel dans les ateliers comme partout ailleurs. Lorsqu’on a ajouté plusieurs nuits au travail des jours pour achever à point une commande arrivée subitement, il faut de la vertu pour résister à la tentation d’un spectacle ou au plaisir de s’ébattre sous la tonnelle d’une guinguette. A-t-on cédé quelquefois, le souvenir d’une satisfaction vive envahit la pensée. Le divertissement devient le but et la récompense du travail. Ainsi germe et grandit cet amour du plaisir, trait d’autant plus saillant dans le caractère du Parisien qu’il est plus près de la pauvreté. Et pourtant ce genre de luxe n’est jamais compris dans le budget de l’ouvrier ordinaire; la moindre dépense au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour le soutien de la vie entame la réserve qu’il faudrait ménager pour les périodes de morte saison.

Plus le travail est intermittent et plus il y a d’écueils pour le salarié. Se trouve-t-il sans avances quand l’atelier se ferme, commence aussitôt pour

  1. Il est d’autant plus important que les pauvres puissent élever sans trop de souffrances un nombre suffisant d’enfans, que, dans les grandes villes surtout, la population n’est entretenue et renouvelée que par le prolétariat (je rends ici à ce dernier mot sa valeur étymologique). On ne compte à Paris que 2 1/2 naissances légitimes par ménage; mais la population se complète par les naissances illégitimes, qui y atteignent l’énorme, la scandaleuse proportion de 34 pour 100. Les quatre arrondissemens les plus riches (2e, 10e, 3e et 1er) sont ceux où les mariages sont les moins féconds. Les quatre arrondissemens les plus industriels, sans être tous classés au rang des plus pauvres (6e, 8e, 5e et 12e), sont ceux où les familles ont le plus d’enfans légitimes, sans compter les bâtards. Les ménages du 2e arrondissement, quartier de l’opulence, ont en moyenne 1 enfant et 87 centièmes. Les ménages réguliers du 12e arrondissement, foyer principal de la misère, ont 3 enfans et 24 centièmes. La disproportion dans la fécondité serait bien plus saisissante encore, si l’on comptait de part et d’autre les enfans naturels. Avec ces dispositions des classes vouées à l’industrie, on voit combien les chances de misère y sont nombreuses.