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catégories d’ouvriers qu’ils emploient. Chaque patron a répondu naturellement en indiquant la rétribution d’une journée pleinement utilisée. Il a donné en quelque sorte le maximum du salaire de l’ouvrier quand il travaille, mais il n’a pas indiqué le nombre des heures, des jours, des semaines perdus par l’ouvrier à qui manque l’occasion de travailler.

En procédant de cette manière, on a obtenu le résultat suivant, applicable aux 195,062 ouvriers occupés soit à la journée, soit à la tâche :


Hommes gagnant moins de 3 fr 27,453
— — de 3 à 5 fr 157,216
— — plus de 5 fr 10,396

Représentons-nous un homme d’état voulant se rendre compte de la situation des ateliers parisiens. Trop occupé pour descendre jusqu’à l’analyse des faits, il cherche la page où se trouve le résumé que je viens de transcrire, et il apprend que les quatre cinquièmes des ouvriers gagnent de 3 à 5 fr, qu’il y a en outre dix milliers de privilégiés, dont les gains s’élèvent à 10, à 20 et jusqu’à 35 fr. Par jour; que, si d’autres travailleurs, dans la proportion d’un sur sept, gagnent moins de 3 fr, cette minorité se compose accidentellement « de vieillards qui ne peuvent plus travailler dans leurs anciennes professions, » ou bien « de jeunes garçons qui, sortant d’apprentissage, se soumettent à une sorte d’initiation. » Ravi d’une telle découverte, l’homme d’état se persuade aisément que les plaintes dont le retentissement est à peine assoupi sont des déclamations creuses, que cette fièvre latente dont les éruptions menacent les sociétés européennes n’est qu’un mal factice.

J’ai pour principe, en pareille matière, de me tenir en défiance contre les vagues généralités; on me permettra donc, je l’espère, d’observer les faits d’aussi près que possible, sans craindre la sécheresse inévitable quand on descend aux menus détails.

Quelques exemples vont faire comprendre en quoi consiste le genre d’exagération que je reproche à l’enquête. J’ouvre le volume à l’article des fabricans de châles : je vois que 781 ouvriers, recevant journellement 2,716 fr, ont un salaire moyen de 3 fr. 62 c; la situation me paraît satisfaisante, et je m’étonne de lire un peu plus loin que « les tisseurs sont rarement dans de bonnes conditions d’existence. » En arrivant aux détails, je remarque d’abord qu’au nombre des parties prenantes, on a compté 20 dessinateurs, espèces d’artistes qui reçoivent de 6 à 9 fr. Par jour : ceux-ci étant laissés de côté, le salaire moyen des ouvriers proprement dits se trouve abaissé à 2 fr. 94 c. : c’est déjà un déchet de 19 pour 100.

Pour plus d’exactitude encore, j’ai voulu établir le budget d’un gazier (c’est ainsi qu’on appelle les tisseurs de châles) avec un ouvrier dont la dextérité et l’ardeur au travail dépassent de beaucoup le niveau ordinaire. Un châle dont la façon est payée 51 fr. Par le fabricant exige sept journées de douze à treize heures, sans compter le temps des repas. Sur ce prix, le contre-maître, propriétaire du métier, commence par prélever un tiers, soit 17 fr. Restent pour l’ouvrier 34 fr, sur lesquels il doit rétribuer, à raison de 1 fr. Par jour, son lanceur, c’est-à-dire l’apprenti qui lui renvoie la navette. Les frais de lumière sont à sa charge. Il donne environ 50 cent, par châle à l’ouvrière qui tord les