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l’armée des Huns, en parcourant les rues et les places de la ville, croit cheminer doucement à travers des montagnes et des bois, au milieu de vertes prairies... L’idée du mythe se révèle ici dans toute sa plénitude : le fléau de Dieu, enorgueilli de sa mission de ruine, est enchaîné par le serviteur de Dieu ; la bête infernale se courbe sous son dompteur. La légende rapproche et oppose deux figures mythiques dont l’action est corrélative, et qui se complètent l’une par l’autre. Ne parlez plus de réalité, ne parlez plus d’histoire; ce n’est plus Loup évêque de Troyes, ce n’est plus Attila roi des Huns, c’est le fléau de Dieu qui, rencontrant un saint sur son passage, voit s’évanouir sa puissance devant une puissance supérieure : l’œuvre de miséricorde a vaincu l’œuvre de justice.

Qu’il y ait dans cette conception une grande beauté poétique, on n’en saurait disconvenir. Le moyen-âge en jugea ainsi, car cette légende eut un succès de vogue; on la répéta de tous côtés; les villes, les églises l’empruntèrent pour se l’approprier en tout ou en partie. Metz raconta que les Huns, ayant voulu piller l’oratoire de Saint-Étienne situé dans son enceinte, ne rencontrèrent, au lieu de portes et de murailles, qu’un rocher de granit contre lequel leurs haches et leurs massues se brisèrent. Ailleurs Attila côtoie une ville sans l’apercevoir, tandis qu’un mirage lui montre à l’horizon les tours et les créneaux d’une cité imaginaire qui fuit devant lui et l’entraîne. A Dieuze, les Huns sont frappés de cécité, parce qu’ils ont chargé de fers l’évêque saint Auctor, leur prisonnier; mais ils recouvrent la vue en même temps que lui la liberté. On n’en finirait pas, si l’on voulait énumérer tous les emprunts faits par les églises des Gaules à la légende mythique de saint Loup.

L’Italie ne voulut pas être en reste de merveilles avec la Gaule, et le fléau de Dieu passa les Alpes avec le serviteur de Dieu pour aller jouer dans les légendes italiennes leur rôle accoutumé. L’imitation fut complète jusqu’au plagiat, et la légende de saint Géminianus, évêque de Modène, n’est qu’une copie servile de la légende de saint Loup. Géminianus introduit Attila dans Modène, comme saint Loup dans Troyes : même miracle, mêmes incidens, même dialogue du haut de la muraille; seulement le roi des Huns se montre plus brutal et plus ironique en-deçà qu’au-delà des Alpes. Au moment où l’évêque lui dit qu’il est le serviteur de Dieu : « Eh bien! soit, répond l’autre, un mauvais serviteur doit être flagellé. » — Quelquefois, lorsque l’évêque contemporain d’Attila n’est pas d’une sainteté avérée, la légende lui en substitue quelque autre, mort depuis nombre d’années; le saint quitte son tombeau, sauve sa ville, et le mythe est accompli.

Dans ce dualisme de plus en plus idéalisé, Attila, l’être fatal, prend quelque chose des esprits infernaux. Satan lui-même le conduit : c’est le prince des ténèbres qui lui ouvre les portes de Reims, qui