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XIIe siècle l’arc de triomphe d’Attila, et la légende des miracles de saint Mathias nous parle d’un pont d’Attila bâti sur la Moselle, tout près des murs de cette ville. Strasbourg poussa la bizarrerie plus loin : l’histoire est curieuse et mérite qu’on la raconte.

Nulle ville n’avait été plus maltraitée par les bandes d’Attila que cette illustre cité d’Argentoratum ou Argentaria, citadelle de la Gaule orientale contre les Germains et théâtre de tant de combats fameux. Sa destruction en 451 avait été complète : aux Vie et VIIe siècles, la cité d’Argent n’était plus qu’une solitude affreuse, couverte de broussailles et repaire des bêtes fauves; — les ducs d’Alsace, au VIIIe siècle, s’en attribuaient la possession à titre de terres vaines et vagues. A peu de distance de ces ruines et avec les matériaux qu’elles fournissaient, on construisit d’abord une bourgade, puis une ville qui borda la voie militaire romaine aboutissant au Rhin. Les grandes voies dallées portant en latin le nom de strata, la nouvelle ville fut appelée Strata-burgum ou Strate-burgum, double forme que nous trouvons dans Grégoire de Tours; et comme d’ailleurs Strate ou Strass avait déjà en allemand le même sens que stratum en latin, Strata-burgum ou Strasbourg signifiait dans les deux idiomes ville près de la route.

Cette étymologie historique parut trop simple aux Strasbourgeois du moyen-âge, qui rêvaient pour leur cité une origine plus éclatante. Ils racontèrent qu’Attila, pendant son séjour à Argentoratum (séjour, hélas! peu pacifique), voulant rompre la barrière qui séparait la Gaule des pays d’outre-Rhin, et rendre les communications libres entre tous les peuples, fit pratiquer dans les murailles de la ville quatre grandes brèches correspondant aux quatre grandes directions qui menaient en Germanie, et que, pour consacrer la mémoire de cet état nouveau, il ordonna qu’Argentoratum s’appellerait désormais Strasbourg, c’est-à-dire, suivant la tradition, la ville des chemins. De cette époque, Strasbourg datait sa grandeur et son importance comme ville libre. Ce conte, qui flattait l’orgueil alsacien, passa à l’état de croyance générale, non-seulement dans le peuple, mais parmi les savans. La chronique d’Alsace le rapporte très sérieusement, et jusque dans le dernier siècle la critique historique eut à lutter contre une erreur trop bien accréditée. Expliquez-moi de grâce, disait Schoepflin, l’érudit et judicieux auteur de l’Alsatia illustrata, comment Attila, qui ne parlait pas allemand, put s’amuser à donner aux villes gauloises des noms allemands?» L’autorité de la tradition servait de réponse. Il existait alors (il existe peut-être encore aujourd’hui) au-dessus de la porte de Strasbourg qui conduit au bourg de la Couronne, et qu’on appelle pour cette raison porte de Kronenburg, un médaillon en pierre renfermant une figure, avec cette inscription autour : Sic oculos, sic ille genas, sic ora ferebat[1].

  1. « C’est, ainsi qu’étaient ses yeux, ses traits et sa contenance. » Virgile dit : Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat; le bourguemestre de Strasbourg n’a point de mains.