ponts-et-chaussées. Cet excellent observateur, chargé alors des travaux de Quillebœuf, avait fait le nivellement de la partie voisine du fleuve et noté les curieux effets de la barre de flot. Il me rendit une première fois témoin de ces mouvemens de l’Océan si grandioses et alors tout-à-fait inexpliqués. Depuis cette époque et pendant un quart de siècle, aux jours des grandes marées annoncées par les calculs du bureau des longitudes et inscrites dans son Annuaire, je courais observer les singuliers et imposans déplacemens de ces immenses masses liquides. J’en suivis les effets sur tous les points de la Seine autour de Quillebœuf et jusqu’à Rouen. Je les ai contemplés des prairies et des grèves menacées par le flot, du haut des falaises d’Aizier, de La Roque et de Tancarville. J’ai observé la barre par le calme, par le vent, par la tempête, par le soleil, par la pluie, par le brouillard, par le chaud, par le froid, dans le jour, dans la nuit. J’espérais qu’une observation assidue des particularités du phénomène, combinée avec les notions de mécanique qui sont maintenant la propriété de tous, m’en fournirait tôt ou tard l’explication.
C’est ce qui a eu lieu lorsque sont venues à ma connaissance les belles recherches de M. Russell sur la vitesse des vagues dans les canaux d’une profondeur donnée. Or il résulte de ces recherches que cette vitesse est beaucoup moindre dans une eau moins profonde, et au contraire que la vague marche et se propage très rapidement dans une eau très profonde. On peut donc à peu près sonder la profondeur d’un lac ou d’un canal en y excitant des vagues et en mesurant leur vitesse. C’est ainsi que la profondeur de la Manche entre Plymouth et Boulogne a été évaluée à soixante mètres. C’est encore ainsi que la prodigieuse rapidité des ondes de la marée dans les mers profondes (par heure 600 kilomètres et au-dessus !) a permis de sonder l’Atlantique et le Pacifique, et nous a donné en moyenne 4,800 mètres de profondeur pour l’Atlantique et 6,400 mètres pour l’Océan Pacifique. Il serait injuste de ne pas rappeler que Lagrange avait déjà trouvé par le calcul les résultats que M. Russell a déduits de l’expérience, et que Thomas Young, placé par l’Académie des Sciences au rang illustre de ses associés étrangers, avait modifié en plusieurs points le théorème de Lagrange. Qu’il me soit permis cependant d’insister sur le mérite de la confirmation expérimentale donnée par M. Russell aux calculs analytiques. Les phénomènes de la nature sont si compliqués, que les théories ne sont pour ainsi dire que des présomptions, jusqu’au moment où leur vérification par les faits leur donne le rang de vérités annexées pour toujours à l’apanage de l’esprit humain. Qu’on se souvienne de ce mot du spirituel Fontenelle : Quand une chose peut être de deux façons, elle est presque toujours de la façon dont on ne la conçoit pas généralement.
Maintenant que, grâce aux travaux de Lagrange et de M. Russell, nous savons que la marche des vagues est retardée dans une eau moins profonde, nous comprendrons sans peine la cause de la cataracte du flux, quand la marée aborde certaines portions du bassin de la Seine. En effet, dans toutes les localités où l’eau deviendra de moins en moins profonde, les premières vagues, retardées par le manque de profondeur, seront devancées par les suivantes, qui marchent dans une eau plus profonde, et celles-ci seront elles-mêmes rejointes par celles qui les suivent, de manière que, les vagues antérieures étant dépassées en vitesse par toutes celles qui les suivent, ces dernières retomberont en cascade par-dessus les vagues antérieures, et