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dans l’ornière de Ronsard en fait de poésie, dans l’ornière de Crébillon fils ou de Rétif de la Bretonne en fait de prose? Nous voulons espérer qu’un démenti pareil à celui que donnèrent Mme de Staël et Chateaubriand ne se ferait point attendre et viendrait démontrer que cinquante années de plus n’ont point tellement appauvri l’esprit français, qu’il faille s’en tenir dorénavant aux travestissemens du passé.

Il y a, dans un des nouveaux romans de M. Gautier, Arria Marcella, une fiction qui, détournée quelque peu du sens qu’y a donné l’auteur, se prête merveilleusement à l’appréciation des destinées de l’école fantaisiste. Épris d’une admirable forme de femme moulée dans un morceau de lave extrait des ruines de Pompeï, un jeune homme, dans son ivresse amoureuse, s’endort dans les ruines de la cité fossile. La ville ensevelie se reconstruit dans son rêve, les portiques écroulés reviennent à leur état d’intégrité parfaite, l’ombre s’éclaire, la solitude se peuple; Pompeï n’est plus dans son linceul, elle est vivante, jeune, intacte, comme si les torrens du Vésuve ne l’avaient point engloutie : l’aiguille du temps a reculé de vingt siècles sur le cadran de l’éternité. Au milieu de cette reconstruction fantastique, il retrouve la beauté merveilleuse dont la forme, empreinte dans un fragment de lave, l’avait jeté dans de si ardentes rêveries, Arria Marcella enfin, éblouissante comme au jour où l’avait étouffée la cendre du volcan. Il la voit, il lui parle, car la puissante évocation de l’amour l’a rendue à la vie, et, près d’elle, étendu sur le biclinium, il s’enivre de la voix et des caresses de la jeune fille. Tout à coup un vieillard intervient dans ce dialogue amoureux de deux personnages que séparent deux mille années : c’est le père de Marcella. En vain il la supplie de ne point arracher les vivans à leur sphère et de laisser son amant rentrer dans le cercle de la vie que Dieu lui a mesurée : Marcella résiste aux ordres du vieillard; celui-ci la touche du doigt, aussitôt les draperies se replient sur elles-mêmes, et le promeneur nocturne ne voit plus à côté de lui qu’une pincée de cendres mêlées de quelques ossemens calcinés. L’hymen des idées d’une époque avec les formes d’un autre siècle n’est pas moins fantastique que l’hymen d’Arria Marcella et de son amant. Une forme vit tant qu’elle est appropriée au goût d’une génération, tant qu’elle s’adapte surtout au genre d’idées qu’elle est destinée à rendre saisissantes et palpables. Ce genre d’idées disparu, la forme n’existe plus que dans le monde idéal du souvenir; c’est folie de la vouloir évoquer et de croire qu’il suffit d’un amour insensé pour infuser en elle une nouvelle existence. On peut se duper soi-même, songer que les autres aussi sont dupes de l’hallucination qui vous possède; mais, comme le vieillard d’Arria Marcella, la raison vient à la fin accomplir l’œuvre de justice : elle touche du doigt la ressuscitée d’un moment; le rêve s’évanouit, et il ne reste plus qu’un peu de cendre et de poussière.


ALFRED CRAMPON.