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picadores! Plutôt l’arène de Vérone, « qui a bu le sang des lions et des gladiateurs! » M. Gautier est franchement Caraïbe, et il s’en fait gloire. Avec de tels penchans, M. Gautier, on le comprend, serait dangereux pour ses semblables, pour les pacifiques bourgeois principalement, si, chez lui comme chez nous, le siège de l’appétit gisait dans l’estomac. Il n’en est heureusement rien : son appétit est dans le regard; il n’aspire qu’à régaler ses yeux le plus merveilleusement du monde. Un jour entre autres, jour à jamais mémorable de festin pour ses yeux ! il se rend à Montfaucon ; dans une cour, entre les murs les plus croustillans du monde, murs où la moisissure cotonne en peluche bleue, il contemple une carcasse de cheval à moitié écorché. « Quelle trouvaille!... quel bonheur! — c’est M. Gautier qui parle, — la peau était déjà presque à moitié détachée, et la chair luisait au soleil sous sa moiteur sanglante. On ne peut rien imaginer de plus splendide; c’étaient des tons nacrés, roses, laqueux, violets, bleu de ciel, vert-pomme, argentés comme le plus beau et le plus riche coquillage exotique. » — Ne calomnions pas trop toutefois cette passion de la vue, cette voracité de couleurs : c’est à elle que l’humanité est redevable de mériter de temps en temps l’attention du poète. L’humanité a eu l’insigne honneur de fournir des modèles aux grands coloristes; M. Gautier ne commet pas l’ingratitude de l’oublier. Il fait même tout exprès un voyage en Belgique pour retrouver la femme blonde de Rubens. Une jeune fille est pour lui un portrait qui marche, un mannequin qui a posé, pour Titien ou Véronèse. Qu’elle possède une belle nuque et surtout qu’elle soit bien rousse, il est de force à la suivre plusieurs heures, « pour donner une fête à ses yeux (M. Gautier y tient) et chercher à graver dans son souvenir, comme une belle strophe ou un beau tableau, une nuque charmante qu’il ne devra plus revoir. » Ces cheveux roux et cette nuque lui suffisent; la tête que porte cette nuque, il ne lui donnera pas même un regard.

Lorsque le goût du côté plastique de la nature dans l’homme et dans les choses est poussé à ce point, aucune bizarrerie ne doit nous étonner dans l’exécution de l’œuvre. L’écrivain, ne tenant compte que des aspects pittoresques, puise à pleines mains dans le vocabulaire de l’atelier. — Ne nous attendons pas même, dans ces galeries de descriptions, à ce que nous avons coutume d’exiger des tableaux, en un mot à un sujet. La nature est un tableau pour l’auteur, il est vrai ; mais, d’après lui, « le sujet est une chose parfaitement indifférente aux peintres de pure race. » Voyez plutôt M. Courbet! Une semblable théorie explique aussi le style : ce ne sont que bleus froids, violets glacés, gris souris. — Zébré, nacré, chamarré, strié, écaillé, truculent, voilà les épithètes; j’en passe et des meilleures. Les tons sont féroces, à moins qu’ils ne soient régalans et picaresques. Tel est le style contre lequel on a échangé la prose que Montesquieu avait animée d’un si vif esprit, Buffon d’une si haute majesté, et Rousseau de tant d’éloquence et de feu!

Était-elle donc réellement impuissante, cette prose des maîtres, à rendre les conceptions de M. Gautier? Et pour écrire ces deux volumes, Italia. Caprices et Zigzags, était-il bien nécessaire de rompre avec toutes les traditions de notre littérature? La seule relation de voyage sérieux que nous ait laissée l’antiquité est celle de Pausanias; mais chez nous le président De Brosses et quelques écrivains de son école n’avaient-ils pas, dans le récit de leurs