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d’invention, — ce don lui manque, — mais d’esprit et d’éclat. Toutefois, à l’ombre de la bannière qu’il porte d’une façon si résolue, il s’enrôle un si grand nombre d’écrivains à la suite, il s’élucubre de si pitoyables œuvres, il se déclare au sens commun une guerre si acharnée, il se débite tant d’énormités chamarrées d’un style impossible, qu’il appartient à la critique d’instruire le procès de cette littérature énervante, sous l’influence de laquelle s’atrophient les idées sereines de l’art. « Noblesse oblige, » disait-on jadis : or, puisque M. Gautier a des imitateurs, c’est au patron de répondre pour ses cliens. Ceux-ci ne donnent aucune prise à la discussion : on ne discute pas le néant, on le constate, et des arabesques de métaphores, des pointes, des concetti courant l’un après l’autre ne sont pas même aux idées ce que des ombres chinoises sont aux réalités dont elles représentent les images indécises. Dans leurs livres, un décalque maladroit de la manière du maître déguise à peine l’atonie du fond; chez M. Gautier, le style au moins est sien : il a une valeur, celle d’être ce que l’auteur veut qu’il soit. Ordinairement les métaphores sont exactes, les comparaisons se rapportent aux choses qu’elles expriment. M. Gautier connaît à fond les ressources de la langue, jongle avec les mots, et réussit parfois à nous éblouir par la complication des ciselures. Sa phrase est souple et quelquefois vigoureuse, d’une souplesse maniérée et d’une vigueur artificielle, ce qui n’accuse que plus nettement l’habileté toute superficielle, toute plastique, si l’on veut, de l’écrivain. Il a de réelles qualités en un mot, et il ne lui en manque peut-être que l’économie. Amant de la forme dans la nature, il en fait sa religion dans la poésie et y sacrifie tout ce qui n’est pas elle, hormis, c’est une justice à lui rendre, la correction grammaticale, laquelle s’allie fort bien au manque de goût. Il est artisan de style, ce que les Latins nommaient artifex dicendi, et à ce titre il se révolte contre l’idée que le beau ne soit que la saillie de l’utile. Aussi se passe-t-il fort bien d’un point de vue moral : chez lui, l’exécution détrône la pensée, et encore, dans l’exécution, il préfère l’éclat à la netteté, la couleur à la ligne.

Tous les genres qu’il a essayés, M. Gautier les a empreints d’une originalité, factice il est vrai, mais qui mérite d’être signalée; il pousse en effet l’horreur du sentier battu à ce point de préférer au vrai le fantasque et l’étrange. Or, comme en dehors du domaine des idées acquises le reste est assez borné, et que, somme faite des qualités de M. Gautier, cette somme n’équivaut pas au génie, l’auteur de Fortunio s’est adjugé l’exploitation du paradoxe. Au temps des luttes romantiques, il commandait l’avant-garde, frappant d’estoc et de taille quiconque ne sympathisait point avec les novateurs, n’acceptant ni discussion ni composition, proclamant son enthousiasme pour les œuvres nouvelles en raison, non de ce qu’elles renfermaient de réellement beau, mais de bizarre et d’anormal. Tant de verve, tant de jeunesse furent par lui dépensées à cette tâche, qu’à cause même de leur excentricité, ses débuts obtinrent un succès de curiosité. La préface de Mademoiselle de Maupin, satire sanglante d’un certain genre de critique littéraire, est et restera une de ses œuvres les plus remarquables. Esprit étincelant, franche jovialité, fougue d’expression atteignant parfois à l’éloquence, tels sont les caractères de ce morceau, portique en marbre d’un édifice d’argile fangeuse, préface d’un