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représente cette noble conception du devoir, elle domine le drame tout entier et plane comme une bannière au-dessus des luttes sanglantes. Or le jeune duc aime la fille d’un artisan, Agnès Bernauer. Il l’aime avec l’impétuosité d’un cœur qui ne connaît pas d’obstacles; il jure de la faire asseoir avec lui sur le trône. C’est ici qu’apparaît la sévère moralité du poème : puisque le duc Albert n’a pas assez de force pour sacrifier sa passion à son devoir, sa conduite est tracée; qu’il rentre dans la vie privée et abandonne ses droits! L’amant et le souverain ne peuvent ici marcher ensemble; l’amant l’a emporté, il faut que le souverain disparaisse. Mais non, il veut régner, il en appelle aux armes; celui qui avait la mission d’être un jour le chef de l’état porte la main sur l’état qui le repousse. « A moi, s’écrie-t-il, à moi, bourgeois et paysans ! » Et voilà l’insurrection populaire qui court comme l’incendie. Que va-t-il arriver? est-ce la folle passion du jeune homme qui renversera les lois éternelles? ou bien est-ce l’ordre du monde qui triomphera? Condamnée par une sentence de l’empire, Agnès est mise à mort; quant au jeune duc, il arrive, le fer et le feu à la main, furieux, emporté, irrésistible comme la vengeance; il saccage les villes, il brûle les châteaux : rien ne lui résiste. Son père lui-même est tombé dans ses mains... Là pourtant, malgré sa défaite, le souverain se relève devant le fils rebelle avec une imposante majesté. C’est le droit même qui apparaît, c’est l’idéale sainteté du devoir qui éblouit et terrasse le vainqueur.

Les trois grandes figures de ce drame font le plus sérieux honneur à M. Hebbel. On a déjà remarqué la loyauté du duc Ernest, loyauté triste et chagrine d’abord, mais qui s’élève peu à peu à des proportions inattendues et s’empreint d’une noblesse épique. Rien de plus gracieux et de plus émouvant que la juvénile violence du duc Albert; comme nous sympathisons à son amour! comme il est généreux et vaillant! quel mépris des obstacles 1 Le poète a tenté une chose hardie : il nous fait partager toutes les espérances de son héros, afin de nous humilier avec lui devant les prescriptions de la loi morale; périlleuse épreuve dont il sort victorieux. Quant à Agnès Bernauer, c’est bien certainement la meilleure création que la scène allemande doive à l’auteur de Judith et de Geneviève. Est-il beaucoup de figures aussi tragiques? Sa faute, hélas! est d’avoir reçu le don fatal de la beauté : elle est aimée, et pour cela il faut qu’elle meure. Aussi voyez comme le poète attendri la pare avant le sacrifice de toutes les séductions de la grâce! Obligé par le fatum d’immoler sa douce héroïne, c’est avec une respectueuse tendresse qu’il la conduit dans ce drame lugubre. A la beauté des caractères ajoutez maintenant la marche rapide de l’action et tout ce tableau plein de mouvement et d’éclat où revit l’Allemagne du moyen-âge: vous comprendrez l’enthousiasme qu’a excité l’œuvre