ne se venge pas de moi en révélant à mon esprit saisi d’horreur le mystère de son immortalité?
« MIRZA. — Aie pitié de nous; partons!
« JUDITH. — Oui, je t’en prie, Mirza, dis-moi toujours ce que je dois faire... J’ai peur de faire quelque chose moi-même.
« MIRZA. — Alors suis-moi.
« JUDITH. — Mais n’oublie pas le plus important. Mets la tête dans ce sac. Je ne veux pas la laisser ici. Tu ne veux pas? alors je reste. (Mirza obéit avec terreur.) Cette tête est ma propriété; il faut que je l’emporte, afin que l’on croie à Béthulie que j’ai... Malheur! malheur! On me glorifiera quand j’annoncerai ce que j’ai fait... Encore une fois, malheur! Il me semble que j’y avais pensé d’avance... Partons! Leurs acclamations, leurs cris de joie, leurs cymbales retentissantes achèveront de m’anéantir, et j’aurai alors ma récompense.
La dernière scène nous conduit sur la place de Béthulie. Le Dieu d’Abraham est resté sourd aux invocations de son peuple; le ciel n’a pas versé une goutte de pluie; la détresse des assiégés est à son comble, et le désespoir même ne peut ranimer leur courage. Tout à coup Judith paraît avec la tête d’Holopherne. «Gloire à Judith! gloire à l’élue du Dieu des armées! » s’écrient des milliers de voix. « Quelle récompense veux-tu? lui disent les prêtres. — Une seule, répond la pauvre femme; promettez-moi de me tuer, si je vous le demande. » Et comme Mirza l’entraîne pour qu’elle ne s’explique pas davantage : « Je ne veux pas, dit-elle à voix basse, enfanter un fils à Holopherne. Prie Dieu que mon sein soit stérile! Peut-être m’accordera-t-il cette grâce. »
Les idées que M. Hebbel a voulu mettre en lumière dans ce drame étrange ressortent assez clairement, je crois, de l’analyse qui précède. Il en est deux surtout qui dominent toute la composition. D’abord, il n’est pas permis de commettre un crime dans l’espoir d’un bien à venir. La maxime salus populi suprema lex est une atteinte aux lois éternelles. Qui peut, en effet, se rendre hautement ce témoignage que nul autre motif n’est entré dans son esprit? Où est l’ame assez sûre d’elle-même pour affirmer qu’aucune pensée particulière, aucun intérêt, aucune passion ne s’est mêlée à la pensée du bien général? On ne fait pas à la loi morale sa part; le mal est le mal, et nulle puissance ne le transformera. « Mal, sois mon bien! » s’écrie l’impiété par la bouche de Satan dans le Paradis perdu. Le fanatisme religieux ou politique aboutit à la doctrine du personnage de Milton; il prétend aussi que le mal soit son bien. Seulement, si c’est le fanatisme religieux, il met sa croyance sous la protection du ciel et se justifie en imputant son crime à Dieu. Si c’est le fanatisme révolutionnaire, la volonté du peuple est la sauvegarde qu’il invoque. « Dieu l’ordonne; est-ce à nous de contester avec lui? — Le peuple le veut; le salut de tous demande du sang, il faut que le sang coule! » Mais le fanatisme a beau anéantir la conscience.