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travaux de l’analyse ont la prétention de garder intacte la spontanéité du poète. Les théories enthousiastes dont j’ai parlé avaient leur complément nécessaire dans les œuvres de M. Hebbel; bien plus, M. Hebbel lui-même a conscience de son rôle : il répète les paroles des critiques et n’hésite pas à s’en faire gloire. Ce drame nouveau, ce théâtre supérieur que d’autres ont soupçonné, il le voit, il en a pénétré les secrets; sa mission est de lui donner la vie. Peut-être ne réussira-t-il pas; il veut bien avouer que l’échec est possible, et c’est là sa façon d’être modeste. Personne du moins ne lui enlèvera le mérite d’avoir compris le premier ce que doit être le théâtre du XIXe siècle et d’avoir marché à ce glorieux but. Tout cela, certes, est bien loin de nous : ce mélange de prétentions et de naïveté, cette foi ardente en soi-même unie à des résultats si étranges, rendent difficile et parfois douloureuse la tâche de la critique. Comment hasarder une parole calme et sincère au milieu de tels enthousiasmes? comment faire connaître à la France, sans cesser d’être impartial, un mouvement littéraire si peu conforme à la netteté de notre esprit? Ce double danger m’arrêtait. Tant que M. Hebbel n’avait publié qu’un petit nombre de drames, j’ai hésité, malgré le bruyant succès de ses travaux, à porter un jugement sur l’homme que ses amis préféraient tout simplement à Shakspeare. Aujourd’hui cependant la tâche est devenue plus aisée; le poète a fait représenter récemment plusieurs œuvres qui complètent sa physionomie et nous permettent une appréciation plus sûre. Depuis la Judith, jouée à Berlin il y a onze ans, jusqu’à Michel-Ange et Agnès Bernauer, représentés en ce moment même à Weimar et à Munich, M. Hebbel a composé dix pièces importantes : ce sont des tragédies, des comédies, des tragi-comédies; le poète a parcouru jusqu’au bout le champ du théâtre, et son audacieux talent nous a révélé tous ses aspects.

M. Frédéric Hebbel est un homme du nord. Il y a, dans le duché de Holstein, une province à demi sauvage, enfermée au sud entre l’Elbe et l’Eyder, et baignée à l’ouest sur toute son étendue par l’Océan germanique. « Si je n’avais pas à écrire l’histoire de Rome, dit fièrement Niebuhr, j’écrirais l’histoire de mon pays natal, l’histoire de la république des Dithmarses. » Race forte et opiniâtre en effet, les Dithmarses ont gardé long-temps leur indépendance : c’était une république belliqueuse où la liberté des mœurs primitives s’était vigoureusement constituée. Engagés dans des luttes continuelles, assaillis de tous côtés par les ducs de Holstein, par les rois de Danemark, souvent même par les empereurs d’Allemagne, ces derniers héros du monde barbare ne furent soumis qu’au XVIe siècle. Bien des usages, bien des droits séculaires se sont perpétués là avec une obstination invincible; ni les chemins de fer ni les bateaux à vapeur n’ont altéré la sauvage physionomie de la contrée. Le Dithmarse de nos jours, protégé par les vagues qui