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et faisant peut-être un peu trop parade de cet avantage, il en résulta que son échec fut salué par beaucoup de quolibets. On racontait qu’à la fin de la première représentation un plaisant du parterre s’était écrié : « Il s’agit ici d’une banqueroute ; j’y suis pour mes vingt sous. » Quelques jours après, Beaumarchais ayant eu l’imprudence de dire à Sophie Arnould, à propos d’un opéra de Zoroastre qui ne réussissait pas : « Dans huit jours, vous n’aurez plus personne ou bien peu de monde, » la spirituelle actrice lui répondit : « Vos amis nous en enverront. » Enfin le défaut capital du drame des Deux Amis était assez bien résumé dans ce quatrain du temps cité par Grimm :

J’ai vu de Beaumarchais le drame ridicule,
Et je vais en un mot vous dire ce que c’est :
C’est un change où l’argent circule
Sans produire aucun intérêt.

Comme les auteurs ont souvent pour leurs productions ce genre de tendresse qui fait qu’une mère s’attache de préférence à ses enfans les plus chétifs, Beaumarchais professa toujours une estime particulière pour son drame des Deux Amis. Dans une lettre qu’il écrit aux comédiens en 1779 pour en demander la reprise, il dit que ce drame est le plus fortement composé de tous ses ouvrages. Le fait est qu’il offre peut-être un style plus correct que celui d’Eugénie, mais cela ne suffit pas. Beaumarchais ajoute qu’il a été représenté avec succès sur tous les théâtres français de l’Europe ; Gudin se contente de dire qu’il a été particulièrement goûté dans les villes de commerce : c’est plus probable. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui on ne le joue plus nulle part.

Du reste, en janvier 1770, Beaumarchais pouvait facilement se consoler de la chute d’un drame : il était riche, affairé, heureux. Entre Eugénie et les Deux Amis, il avait su se faire aimer de la jeune et belle veuve d’un garde-général des menus plaisirs, nommé Lévêque, et, en avril 1768, il avait épousé Mme Lévêque, née Geneviève-Madeleine Watebled, qui lui avait apporté une brillante fortune. Avec la coopération de Paris Du Verney, il avait acheté de l’état une grande partie de la forêt de Chinon qu’il exploitait[1], et il était plus occupé encore de vendre du bois que de faire des drames. Dans une lettre de cette époque datée d’un village de Touraine, il nous apparaît tout à la fois marchand de bois intelligent, actif, et amateur de paysages avec une teinte de poésie champêtre qu’on n’attendrait guère de lui, car ses ouvrages, qui tous respirent l’air de Paris, n’offrent pas trace d’un sentiment de ce genre. La lettre est adressée à sa seconde femme.

  1. La Harpe se trompe complètement quand il dit sans autre détail : « Cette entreprise de bois ne put être suivie. » Beaumarchais exploita cette forêt de Chinon durant longues années.