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long-temps sur ce sujet ; mais la vérité m’était échappée d’abord : c’est qu’on définit mal ce qu’on sent trop vivement.

« Je suis, madame la comtesse, etc.

« De Beaumarchais. »


Parmi les suffrages que Beaumarchais tenait à se ménager d’avance, il plaçait avec raison au premier rang celui du duc de Nivernois, personnage considérable et en même temps esprit fin, élégant, cultivant lui-même les lettres avec succès, membre de l’Académie française, et dont la bienveillance avait du prix pour un débutant dans la carrière littéraire. L’auteur d’Eugénie lui avait lu son drame et lui demandait très humblement ses observations. Voici la réponse du duc, elle est empreinte de cette urbanité affectueuse dont la tradition s’est peut-être un peu perdue chez les grands seigneurs, si tant est qu’il y ait encore des grands seigneurs. N’oublions pas que Beaumarchais n’avait alors aucune renommée, que le duc de Nivernois le connaissait à peine et n’avait nul besoin de lui.


« Le 20 janvier 1767.

« Je suis très flatté, monsieur, lui écrit-il, de la confiance dont vous voulez bien m’honorer. Ce serait en abuser que d’oser vous communiquer des observations faites d’après une lecture rapide et unique. Si vous croyez que les réflexions de ma vieille expérience puissent vous être bonnes à quelque chose, il faudrait que vous eussiez la bonté de m’envoyer votre manuscrit pour que je pusse le lire seul, attentivement, sans illusion ni distraction ; mais, monsieur, je dois vous dire, non pas avec modestie, mais avec sincérité, que je ne me trouve guère digne d’être consulté, et qu’en vous offrant mes avis, dont je sens le peu de valeur, je n’ai d’autre intention que de répondre à votre politesse, et à la confiance que vous voulez bien m’accorder.

« J’ai l’honneur d’être très parfaitement, monsieur, etc.

« Le duc de Nivernois. »


L’auteur envoie son manuscrit, qui lui revient au bout de deux jours avec plusieurs pages de critiques délicates et judicieuses sur les situations, sur les caractères, sur le style de la pièce. Beaumarchais ne tira pas profit de tout, il lui eût fallu refaire son drame six jours avant la première représentation ; mais les observations du duc de Nivernois lui furent très utiles, elles lui indiquaient d’avance les côtés faibles sur lesquels allait se porter la critique. Le duc combat d’abord l’idée d’un faux mariage à l’aide de domestiques travestis, comme un crime improbable en France, et dont la représentation est impossible. Il proposait d’y substituer divers moyens propres à rendre excusable la situation d’Eugénie, qui fait le principal intérêt de la pièce. Malheureusement cela eût exigé un remaniement général, et c’est alors que Beaumarchais, pressé d’un autre côté par la censure, prend le parti de transporter la scène en Angleterre. Le défaut capital du drame