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trouble-t-elle, lorsque celle du meurtre juridique de Charles Ier commis à Londres ne fait que m’indigner ? C’est que le volcan ouvert au Pérou pouvait faire son explosion à Paris, m’ensevelir sous ses ruines, et peut-être me menace encore, au lieu que je ne puis jamais appréhender rien d’absolument semblable au malheur inoui du roi d’Angleterre. »

La même erreur sur l’illusion théâtrale qui porte Beaumarchais à rétrécir ainsi le domaine du drame et à en faire le calque servile de la réalité la plus commune le conduit à préférer la prose au vers. Peut-être aussi son motif pour exclure le vers est-il involontairement tiré de la fable du Renard et les Raisins. Il est à remarquer en effet que presque tous ceux qui ont paru plaider contre la poésie, depuis Fénelon, qui, dans sa Lettre à l’Académie, insiste beaucoup sur les inconvéniens de la rime, jusqu’à Diderot et Beaumarchais, tous apportaient dans la question la partialité de l’orfèvre, ou plutôt de l’homme qui n’est pas orfèvre. Ils écrivaient en prose et ils médisaient du vers[1]. Les novateurs dramatiques les plus audacieux de nos jours, tout en essayant avec plus ou moins de bonheur de briser l’allure majestueuse de l’alexandrin tragique, se sont accordés tous avec raison pour maintenir l’emploi du vers dans le drame. « C’est une des digues les plus puissantes, écrivait en 1829 M. Victor Hugo, contre l’irruption du commun, qui, ainsi que la démocratie, coule toujours à pleins bords dans les esprits… L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant ; c’est le fer qui devient acier. » Rien de plus juste, et Montaigne ne pensait pas autrement, quand il disait, dans un style non moins coloré : « J’aime la poésie d’une particulière inclination, car, tout ainsi que la voix, contrainte dans l’étroit canal d’une trompette, sort plus vive et plus forte, ainsi me semble-t-il que la sentence pressée aux pieds nombreux de la poésie s’élance plus brusquement et me fiert d’une plus vive secousse. »

Les théories de Diderot et de Beaumarchais sur le drame présentent donc quelque intérêt comme ayant donné l’impulsion à un système plus large, qui, sans avoir tenu tout ce qu’il promettait, a du moins rendu quelque vitalité à notre théâtre ; mais ces théories sont loin encore, on le voit, de répondre à l’idée que nous nous faisons d’un drame grandiose, varié, libre, réglé par le bon sens dans sa liberté, où l’auteur s’inspire à volonté de l’histoire de la poésie ou de la vie ordinaire, et embrasse, comme dit M. Guizot, « toutes ces conditions sociales, tous ces sentimens généraux ou divers, dont le rapprochement et l’activité simultanée forment aujourd’hui pour nous le spectacle des choses humaines[2]. »

  1. Lamotte seul peut-être fait exception : il plaidait pour la prose, et ce qu’il a écrit de mieux est une tragédie en vers.
  2. Shakspeare et son Temps, p. 178.