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généralement tous les papiers que vous aviez qui concernent les affaires de Mlle  Le B… Vous ne sauriez croire combien je suis fâché de n’avoir pu réunir deux cœurs qui, depuis si long-temps, m’avaient paru être faits l’un pour l’autre ; mais l’homme propose et Dieu dispose. Je me flatte que, de part et d’autre, la justice que je crois mériter me sera rendue. Je vous ai laissé lire dans mon cœur, et vous avez dû voir que je ne connais ni le déguisement ni l’artifice. Adieu, mon ami, j’irai vous voir le plus tôt que je pourrai ; en attendant, donnez-moi de vos nouvelles. Je vous embrasse et suis toujours votre sincère ami

P… »
« Ce mardi gras au soir, 11 février 1766. »


Accordons à ce digne cousin, dont les sentences sont plus consolantes que neuves, la justice qu’il réclame, et reconnaissons qu’il est étranger à la perfidie du chevalier. Toujours est-il que, quelques mois après cette lettre, tandis que Julie voyait son adorateur épouser Pauline, Beaumarchais avait le désagrément de voir sa fiancée devenir Mme  de S… et lui donner sans hésitation ce chagrin, dont la seule pensée faisait, nous a-t-il dit, bouillir son sang dans ses veines.

Si nous écrivions un roman, il s’arrêterait là, ou bien il se terminerait par la mort de Beaumarchais se tuant de désespoir ou par la mort du chevalier immolé à la fureur de son rival ; mais, comme nous écrivons une histoire, nous sommes obligé, avant tout, d’être exact et de constater qu’au lieu de finir par un suicide ou un duel, l’aventure finit plus prosaïquement par un règlement de comptes où Beaumarchais joue un rôle assez amusant dans sa double colère d’amant trahi et de créancier justement inquiet. J’ai assez indiqué ce qu’il y avait d’un peu froid et calculé dans son amour pour être tenu de rappeler que, s’il avait mis trop d’hésitation et de prudence dans ses sentimens, il avait été, dans ses procédés, généreux jusqu’à l’imprudence. Non-seulement il avait avancé sans trop compter de l’argent à la tante et à la nièce, mais il avait, on s’en souvient, risqué une assez forte somme sur l’habitation délabrée de Saint-Domingue ; cette somme se trouvait perdue, et c’était bien le moins que celui qui lui avait enlevé Pauline se donnât la peine de régler, sinon de payer ses dettes. Une fois sacrifié comme amant, Beaumarchais apparaît à l’état de créancier strict et de calculateur exercé ; il groupe les capitaux avec les intérêts, et présente un mémoire d’une scrupuleuse rectitude. Le chevalier, qui n’a pas le temps de s’occuper de ces vils détails, et qui est allé passer la lune de miel avec Pauline je ne sais où, expédie à Beaumarchais son frère aîné, l’abbé de S…, abbé respectable, mais un peu vif, un peu narquois, qui non-seulement chicane Beaumarchais sur son mémoire, mais se permet parfois d’agacer une plaie saignante et d’opposer l’amant au créancier. De là des discussions orageuses dont la lettre suivante de Beaumarchais à l’abbé suffira pour donner une idée.