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cette affaire assez difficile), que se passe-t-il entre la date de cette dernière lettre, 8 novembre 1765, et la date du 11 février 1766, qui paraît être celle de la rupture définitive entre Pauline et Beaumarchais ? Il y a ici une petite lacune dans les documens ; mais ce qui suit permet de voir clair dans ce qui précède. Il est évident que ce qui n’était d’abord qu’un bruit peut-être sans fondement devient insensiblement une réalité. Soit que Pauline ait cessé d’aimer sous l’influence des légèretés de Beaumarchais (et on verra tout-à-l’heure que c’est la raison ou le prétexte qu’elle lui oppose), soit que le long retard et les hésitations que ce dernier a mis à se décider au mariage aient froissé son amour-propre ou l’aient inquiétée sur l’avenir, soit enfin tout simplement qu’elle ait pris du goût pour le chevalier de S…, — il est certain qu’elle incline de plus en plus vers lui. Le chevalier, de son côté, qui, un an auparavant, écrivant à Beaumarchais, disait de Julie : C’est l’objet unique de mes plus tendres vœux ; le chevalier, soit qu’il ait été dégagé par Julie, ou qu’il se dégage lui-même, se rapproche de Pauline et paraît sur le point de supplanter Beaumarchais. C’est alors que ce dernier, le même jour, écrit coup sur coup à Pauline deux lettres que je donne presque tout entières, non pas comme des modèles de style, car elles n’ont point de valeur littéraire, mais parce qu’elles me paraissent des matériaux assez précieux pour l’étude de l’homme en général et de Beaumarchais en particulier.

Dans les romans, chaque impulsion du cœur humain est peinte d’ordinaire isolément, avec des couleurs vives, tranchées, sans mélange. Dans la réalité, les choses se passent rarement ainsi ; quand une impulsion n’est pas assez puissante (et c’est le cas le plus général) pour étouffer toutes les autres, le cœur humain présente parfois le spectacle d’une mêlée confuse où des sentimens très divers et souvent contraires agissent et parlent en même temps. C’est ainsi que dans les lettres qu’on va lire on peut discerner à la fois un reste d’amour réveillé, excité par la jalousie et comprimé dans son expression par la vanité ; des scrupules de délicatesse et d’honneur, la crainte du qu’en dira-t-on, le besoin de prouver qu’on n’a aucun reproche à se faire, la détermination d’épouser et cependant peut-être une certaine peur d’être pris au mot ; car, bien que ces lettres contiennent une offre très formelle de mariage, elles renferment des passages d’un ton assez sec et même assez mortifiant pour que la fierté de Pauline y réponde par un refus. D’un autre côté, surtout dans la seconde lettre, il est visible que Beaumarchais craint ce refus, et que, soit par amour-propre, soit par amour[1], il désire en triompher.


« Vous avez renoncé à moi, écrit-il à Pauline, et quel temps avez-vous

  1. On a vu plus haut que dans sa théorie ces deux élémens sont inséparables.