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souleva, non sans peine, la poutre qu’il avait déjà arrachée de son lit de vase. Reculant à pas lents et avec précaution, il la tira à moitié sur le rivage, la reprit encore, la traîna pied à pied, et enfin la rangea de toute sa longueur à la place voulue. Tous ces mouvemens, qui exigeaient autant de précision que d’intelligence, il les exécuta, pour ainsi dire, en mesure, sous la direction de Chérumal, dont le bâton pointu agissait sur lui comme le gouvernail sur le navire. Les spectateurs, revenus en masse autour de l’éléphant calmé, applaudirent par des cris et des battemens de mains. Mallika était restée quelques instans au milieu du cercle formé par les curieux. Elle se tenait immobile, sa corbeille de fruits sur la tête, dans l’attitude des belles images de granit qui décorent le portique des pagodes. Le vent fit flotter l’écharpe qui couvrait ses épaules, et ses riches parures brillèrent comme l’éclair aux rayons du soleil. Yousouf, qui l’avait reconnue de loin, s’était levé à son approche; il la contemplait avec des regards qui l’auraient fait rougir, si la joie d’être trouvée belle ne l’eût exaltée jusqu’à la folie. Cet accès de coquetterie ne dura qu’une minute. Honteuse à la pensée qu’elle se donnait en spectacle aux indifférens, et craignant d’offenser l’étranger, dont les allures discrètes semblaient lui conseiller à elle-même plus de retenue, la jeune fille s’enfonça dans la foule. Elle s’y cacha, comme un astre disparaît derrière les nuages, pour nous servir d’une comparaison familière aux poètes de l’Inde.

Pendant plusieurs jours, l’exploit de l’éléphant Soubala fut la nouvelle du bazar. On disait qu’une jeune fille avait ensorcelé la redoutable bête et son mahout. Le fait est que Chérumal croyait tout de bon à la puissance magique de la belle Mallika. — Elle m’accueille avec dédain, pensait-il tristement, et pourtant je ne puis m’empêcher de l’aimer. Quand je suis loin d’elle, j’ai mille choses à lui dire, et dès que je la vois, la parole me manque... Ce terrible animal qui m’a coûté tant de peine à dompter, elle s’en fait obéir d’un mot quand je n’en puis rien faire. Tout à l’heure, elle m’a sauvé d’un grand péril; sans elle, Soubala me foulait aux pieds, et voilà que je l’ai laissé partir sans même l’avoir remerciée... Mallika! les kunishans (sorciers) de la côte t’ont enseigné les formules magiques par lesquelles Ton dompte les bêtes et l’on charme les hommes!

Plongé dans ces réflexions, Chérumal se retira à l’écart; il conduisit son éléphant dans le bois de cocotiers où ses compagnons et lui avaient coutume de parquer leurs animaux et de leur donner à manger après le travail. Les autres mahouts se dirigèrent vers le caravanséraï d’Alepe : c’est un joli petit palais de bois, habité jadis par le radja de Travancore et aujourd’hui fort délabré. On y remarque d’élégantes sculptures, où les créations fantastiques de l’art indien s’encadrent dans des