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BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS.

fils, aime toute la famille et lui aussi par surcroît, tant elle a le cœur grand. »

On a vu que, dans sa correspondance avec son fils, le père Caron tantôt lui dit vous, tantôt le tutoie dans les momens d’effusion. — Les lettres inédites de Beaumarchais à son père sont remarquables par un ton mélangé de tendresse filiale et de profond respect. Devenu homme de cour, au plus fort de son opulence et de sa célébrité, Beaumarchais n’écrit jamais à l’horloger Caron sans débuter par la formule : Monsieur et très cher père, et sans finir par le : J’ai l’honneur d’être, avec le plus respectueux attachement, monsieur et très cher père, votre très humble et très obéissant serviteur et fils. Cependant quelquefois l’auteur futur du Mariage de Figaro s’émancipe un peu et va jusqu’à toucher un mot de ses fredaines à son père ; il est alors assez plaisant de voir le vieil horloger relever la balle et jouter de gaillardise avec un homme aussi exercé que son fils dans ce genre d’escrime : un exemple suffira ici entre plusieurs.

Beaumarchais est à Madrid, occupé de cent choses à la fois, toujours mêlant le grave au doux, le plaisant au sévère ; poursuivant Clavijo, fréquentant les ministres, les ambassadeurs, les théâtres, étudiant la politique et la littérature, organisant diverses entreprises industrielles, courant le soir dans les salons, jouant de la harpe, composant, chantant des séguedilles et faisant la cour aux dames. Il s’occupe particulièrement d’une marquise de la C…, Française d’origine, établie sur un assez grand pied à Madrid et qui paraît aussi fort occupée de lui[1] ; un jour qu’il écrit à son père, le 12 août 1764, chez la dame elle-même, celle-ci exige qu’on parle d’elle. Beaumarchais obéit.


« Il y a ici, dit-il à son père, dans la chambre où j’écris, une fort grande et belle dame, très amie de votre chère comtesse[2], qui se moque de vous et de moi à la journée. Elle me dit, par exemple, qu’elle vous remercie de la bonté que vous avez eue il y a trente-trois ans[3] pour elle, lorsque vous jetâtes les fondemens de l’aimable liaison que j’ai entamée il y a deux mois avec elle. Je l’assure que je ne manquerai pas de vous l’écrire, et dans l’instant je le fais, car ce qui n’est qu’une plaisanterie de sa part a droit de me faire plaisir tout comme si elle le pensait réellement. »


Ici l’écriture change, et la marquise ajoute de sa blanche main : Je le pense, je le sens, et je vous le jure, monsieur ; puis Beaumarchais reprend :


« Ne manquez donc pas, par bienséance, dans votre première lettre, à re-

  1. C’est la dame au portrait dont il a déjà été question.
  2. C’était la comtesse de Fuen-Clara, dont le père Caron avait été le fournisseur en horlogerie et en bijouterie.
  3. Le lecteur comprend sans peine que Beaumarchais fait ici allusion à son âge de trente-trois ans.