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poltronnerie a fait échouer un projet que je roulais dans ma tête depuis deux jours. Va-t’en, ou je te jette du haut de ce pont dans le canal.

Tirupatty, qui voyait venir l’orage, ne se le fit pas dire deux fois; il S’éloigna d’un pas rapide, tandis que son frère, gesticulant et se parlant à lui-même, se dirigeait vers le port, refuge habituel des vauriens et des désœuvrés de son espèce.

A vrai dire, il n’y a pas de port à Alepe; les navires mouillent en rade, à un demi-mille de la plage de sable sur laquelle les pirogues des indigènes sont échouées. Tout près du rivage s’élève une espèce de hangar qui sert de dépôt aux marchandises venues du dehors. A l’ombre des beaux arbres qui l’entourent, — la végétation ne fait défaut nulle part sur la côte, — se réunissent les marchands, les marins, tout ce monde de travailleurs diversement occupés, de vagabonds et d’oisifs qu’attire l’activité des villes commerçantes. Là passent les coulis (portefaix) ployant sous leur charge; on y entend le cri monotone et plaintif des porteurs de palanquin, qui trottent sur la grève d’un pas régulier. Des mendians couverts d’ulcères sollicitent la pitié des étrangers par des clameurs assourdissantes. Dans les pays chauds, où la douceur soutenue du climat n’oblige point l’homme à se couvrir, la misère ne perd rien de son aspect attristant; si le pauvre n’a pas de haillons, sa peau ridée qu’écorchent les os, ses flancs creux, ses membres flétris qui ont perdu l’éclat de leur couleur naturelle, sont autant de marques auxquelles on reconnaît les effets de la souffrance. Sur ces corps humains détériorés par la faim et par l’usage d’alimens corrompus, l’œil découvre avec effroi des germes de maladies terribles, comme on voit sur l’écorce d’un arbre dont la sève est altérée se former des excroissances monstrueuses ou se creuser des plaies profondes. Ce qui attriste le plus l’étranger à son arrivée sur cette côte si favorisée par la nature, ce sont des troupes de femmes à demi nues qui vont des greniers d’entrepôt au rivage, la tête chargée de grandes corbeilles remplies de poivre. Combien faut-il de ces paniers pour compléter la cargaison d’un navire de cinq cents tonneaux? Ces femmes elles-mêmes ne sauraient le dire. Les unes, à peine adolescentes, traînent péniblement une jambe alourdie par les premières atteintes de l’éléphantiasis; les autres, vieilles et décharnées, s’enfoncent jusqu’à la cheville dans le sable, qui cède sous leurs pieds, et semblent prêtes à s’affaisser sur elles-mêmes. Exposées durant tout le jour à l’ardeur d’un soleil tropical, noires comme des taupes, patientes comme des fourmis, elles marchent en procession sur deux files, sans se plaindre, sans comprendre peut-être la pitié qu’elles inspirent. Sur cette population débile et maladive, l’Européen, on le conçoit, l’emporte de toute la supériorité qui distingue du sauvageon de la forêt le fruit développé par la culture; cependant