poursuivait ces doux rêves, les deux pêcheurs avaient épié ses démarches. Cachés sur le bord de la route, ils l’attendaient au passage.
— Voyons, disait Tiruvalla à son frère, nous avons un compte à régler avec l’Arabe; il faut tirer de lui quelque argent.
— Nous sommes deux contre un, répliqua Tirupatty, c’est vrai; mais je n’oserais l’attaquer. Si nous remettions la partie à demain? Ce soir, j’irais recruter sur le port une douzaine d’amis...
— Avec lesquels il faudrait partager, interrompit Tiruvalla en haussant les épaules. Écoute, veux-tu faire ce que je te dirai, il y aura au moins trente roupies pour nous deux.
— Que faut-il faire? demanda Tirupatty.
— Rien de bien difficile; le harceler, le pousser à bout par nos cris; il est prompt à se mettre en colère, tu le sais... ces gens-là sont fiers, méchans...
— Et, quand ils frappent, on doit le sentir.
— Précisément, c’est notre affaire.
— Comment cela? reprit le plus jeune des deux pêcheurs qui redoutait les coups autant et plus qu’aucun de ses compatriotes.
— Au Bengale, répondit Tiruvalla, un coup de poing reçu dans les côtes se paie vingt-cinq roupies, c’est le tarif. Je suppose que le nakodah, fatigué de nos criailleries, te maltraite un peu rudement : nous courons trouver le juge, j’explique l’affaire, et l’Arabe est condamné à nous payer l’amende.
Tirupatty gardait le silence; les coudes sur ses genoux, la tête dans ses deux mains, il fixait sur son frère des yeux hébétés.
— Eh bien! c’est convenu? reprit Tiruvalla en se levant avec vivacité.
— Il faut donc absolument que ce soit moi qui reçoive les coups ? demanda Tirupatty.
— Oui, et tu vas comprendre pourquoi, répondit Tiruvalla. Toi, qui es un peu poltron, oserais-tu aborder en face ce nakodah à barbe noire? serais-tu assez hardi pour le menacer en le regardant entre les deux yeux?
Tirupatty secoua la tête.
— Eh bien! continua Tiruvalla, moi, je m’en charge; je prends le rôle le plus difficile, celui qui est au-dessus de tes forces. Tu n’as rien à faire, rien qu’à me laisser agir et à te tenir à portée du nakodah... Tiens, le voilà; glisse-toi derrière lui tandis que je vais lui barrer la route.
Tirupatty se faufila derrière les buissons comme un roquet qui cède le pas à un dogue; son frère s’avança vers Yousouf, la tête haute. Peu à peu, Tiruvalla, qui avait plus d’effronterie que de hardiesse, perdit courage en voyant l’Arabe marcher vers lui avec assurance :