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glisser comme des singes dans leur pirogue. Le baggerow, poussé par la brise qui fraîchissait à mesure que le soleil montait vers le zénith, arriva bientôt en rade d’Alepe. Les pêcheurs suivirent la même route que le navire arabe : avant de retourner à leur village, ils voulaient acheter des filets dans la ville d’Alepe pour remplacer ceux qu’ils avaient perdus. La mer était devenue houleuse; la frêle pirogue disparaissait entre les vagues et reparaissait sur leurs cimes, comme la belette qui traverse un champ en coupant les sillons.

— Tout calculé, dit Tirupatty à son frère au moment où ils touchaient la terre, la journée n’a pas été mauvaise; les vingt roupies nous mèneront loin. — Oui, répliqua Tiruvalla; mais il leur reste à nous payer le mauvais tour qu’ils nous ont joué! — A quoi Tirupatty répondit par une exclamation gutturale qui signifie dans le langage muet des pêcheurs du Malabar : « Nous verrons bien! »


II. — MALLIKA.

Il y avait plus de soixante ans que le baggerow Fatah-er-rohaman, bien des fois radoubé, naviguait dans l’Océan Indien. Ces navires, solidement construits en bois de teak, vivent presque aussi long-temps que les baleines. Depuis dix ans qu’il en était patron, le nakodah Yousouf le conduisait de Mascate à Alepe et d’Alepe à Mascate. En échange des produits de son pays, le sel, le café, la laine, il chargeait sur la côte du Travancore des bois de construction, des pièces de mâture, des cordages faits avec la bourre du coco, en un mot tous les articles propres à la navigation, dont l’Arabie est à peu près dépourvue.

Quand le navire fut bien amarré sur son ancre, Yousouf se fit conduire à terre. Il pouvait être midi; quelques marchands hindous, nus jusqu’à la ceinture, abrités sous des parasols plats et ronds comme des boucliers, se montraient encore aux abords de la plage, où ne résonnait plus le bruit du travail interrompu par la chaleur du jour. Yousouf suivit la longue allée de beaux arbres par laquelle on se rend du rivage à la ville, traversa les bazars, s’avança sans s’arrêter jusqu’à l’extrémité du faubourg, et arriva ainsi devant un joli verger au milieu duquel était bâtie une cabane couverte avec des feuilles de palmier. D’un côté s’élevait un bouquet de hauts cocotiers; de l’autre, des jaquiers aux fruits monstrueux soutenaient sur leurs rameaux robustes les tiges flexibles de l’arbrisseau qui donne le poivre. Le nakodah se glissa furtivement le long de la haie qui séparait l’enclos de la route. Tantôt il regardait autour de lui pour s’assurer que personne ne l’observait, tantôt il se dressait sur la pointe du pied, cherchant à voir par-dessus les buissons. Tout à coup son œil ardent s’enflamma : à travers la haie, il venait de découvrir une jeune fille assise au bord