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dans une barbe d’un noir de jais. La forme du navire, dont la poupe rehaussée s’élevait comme le dos d’un chameau au-dessus de la mer, tandis que sa proue allongée plongeait dans la vague comme le bec d’un oiseau ; son gréement simple et primitif, qui consistait en un seul mât et une seule voile, comme celui des barques conduites par les Grecs au siège de Troie, tout rappelait, dans l’aspect du baggerow, l’un de ces bâtimens primitifs qui fréquentaient, au temps d’Alexandre, l’embouchure de l’Indus, et naviguent sur l’Océan indien depuis tant de siècles. Poussé par les vents alizés, le nakodah Yousouf allait chaque année, les yeux fermés, de Mascate à Travancore, sans avoir recours à l’octant, dont il ignorait l’usage. L’instinct, la tradition, une vague connaissance de l’astronomie, lui tenaient lieu de science. Il savait parfaitement que son navire se trouvait à trente milles à l’ouest d’Alepe, lieu de sa destination, et n’avait sur ce point aucun renseignement à demander aux deux pêcheurs ; ceux-ci, de leur côté, ne s’occupaient guère du bâtiment arabe, qui marchait lourdement vers eux, de manière à raser leur pirogue.

Quand le baggerow ne fut plus qu’à une encablure des pêcheurs, l’un des matelots, qui avait appris dans les ports de l’Inde quelques mots d’anglais, plaça ses deux mains devant sa bouche en manière de porte-voix et se mit à crier : « Fisher-boat, ahi ! ah ! du bateau pêcheur. »

Matchhli, bahout khoub matchhli, du poisson, de très bon poisson ! répondit Tirupatty, qui prenait au sérieux l’interpellation du matelot arabe.

Au moment où il levait le nez vers le baggerow en présentant à deux mains une corbeille remplie de frétillans poissons, il reçut à travers la face un vieux faubert[1] mouillé qui lui couvrit la tête jusqu’aux épaules. Un immense éclat de rire accueillit cette facétie nautique sur le pont du baggerow ; Tirupatty y répondit par un cri de colère. En se retournant sous le coup du projectile, il fit chavirer la frêle pirogue et tomba à la mer avec son frère Tiruvalla. Larguer la drisse de la voile, faire signe au timonier de mettre la barre au veut de manière à arrêter l’élan du navire en le faisant tourner sur lui-même, puis distribuer à ses matelots quelques vigoureux coups de corde, tout cela avait été, pour le nakodah Yousouf, l’affaire d’une minute. Déjà les deux pêcheurs, revenus sur l’eau, remettaient à flot leur pirogue en la soulevant avec leurs épaules : les Hindous des côtes nagent tous comme des requins. Ils recueillirent les pagaies qui flottaient autour d’eux, les cocos dispersés, la voile que le mât empêchait de sombrer ; mais l’oiseau de Chine avait péri, les filets étaient allés au fond de la

  1. On appelle ainsi une masse de vieux cordages effilés, liés en forme de balai, qui sert à essuyer le pont des navires.