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élégante, elle n’a jamais cessé d’être érudite. A partir de l’invasion des Barbares, le latin n’a plus été qu’une langue d’église et d’école, bannie des habitudes familières et des rangs inférieurs de la société. Les femmes, les enfans, le peuple, tout ce qui sent, tout ce qui croit vivement chez une nation en avait perdu l’intelligence et l’usage. Nul ne jouait, nul ne pleurait, nul n’aimait dans cette langue. La naïveté des impressions, l’élan spontané des mouvemens de l’ame, ces sources d’une littérature originale lui manquaient complètement. Les croisés, soulevés par la parole de Pierre l’Hermite, poussaient leurs cris de guerre dans le patois des campagnes. Joinville et saint Louis s’entretenaient dans le vieux français des fabliaux. Tandis que tout renaît dans les sociétés, la langue latine demeure une langue morte; elle ne prend point part à cette sève abondante de jeunesse et de vie qui circule et bouillonne confusément dans le moyen-âge.

De là le contraste habituel, mais choquant, qui frappe dans les grands auteurs chrétiens de cette époque. Ils sont jeunes par le cœur, la langue dont ils se servent est vieillie; ils sont naïfs, elle est contournée; ils sont tendres, elle est desséchée. Bien loin de leur porter secours, elle les gêne et les embarrasse; ils semblent engagés contre elle dans une lutte désespérée où ils laissent la moitié de leur force. Parfois, il est vrai, de cet effort sortent des effets inattendus; parfois aussi la beauté de la religion se manifeste plus à découvert, en l’absence de tout ornement humain : rien n’est donc encore plus fructueux et souvent plus intéressant que leur lecture; mais ce plaisir de découverte, de difficulté vaincue, de patience récompensée, ne ressemble en rien aux jouissances vraiment littéraires qui consistent principalement dans la parfaite harmonie de la pensée et de la forme. Cette harmonie n’existe jamais dans la langue tourmentée du moyen-âge. A proprement parler, ce n’est point une langue définie, c’est la décomposition qui précède la formation des langues nouvelles, c’est la chrysalide informe et terne qui renferme les germes d’un nouvel être.

Regardez pourtant : un de ces germes, déposé sous une terre encore réchauffée par de grands souvenirs, s’est déjà pressé d’éclore; le papillon a déployé ses ailes brillantes; Dante a parlé, une langue inconnue s’est fait entendre. Jetant de côté l’organe usé et affaibli qu’il avait manié dans sa jeunesse, Dante a fait résonner la première vibration d’un nouvel instrument. Si la Divine Comédie était écrite, comme on dit que Dante en eut un instant l’intention, dans la latinité du moyen-âge, elle nous paraîtrait aujourd’hui comme quelques-uns des damnés dont elle décrit le supplice, chargée d’un manteau de glace. Grâce à la liberté d’une langue populaire et cependant déjà élevée par l’étude à un rare degré de noblesse et de clarté, tout vit, tout se meut dans l’Alighieri, avec une franchise inconnue à la littérature du moyen-âge. Pour la première fois, l’Europe moderne revoit les traits de la