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le souvenir des lettres antiques, couve le germe des lettres modernes; il a été pour les poètes et les romanciers des âges qui l’ont suivi une source abondante d’inspirations littéraires, mais il ne possède pas pour son compte, en son propre nom, de littérature véritable. Ce qu’on appelle de ce nom ne s’est proposé aucun des buts de la littérature et n’en remplit aucune des conditions. Nous aurions besoin de beaucoup de développemens pour faire comprendre ici toute notre pensée. Parmi beaucoup de raisons qu’il serait trop long de déduire, nous n’en choisirons qu’une seule qui a l’avantage de nous renfermer dans le cercle même où s’est tenu M. l’abbé Gaume, et qui paraît faire la véritable arène où il attend et provoque ses adversaires. Le moyen-âge, dans notre pensée, n’a point eu de littérature proprement dite : il n’en a eu que des commencemens, des éclairs et des germes, parce que l’instrument de toute littérature, la langue, a fait défaut à toutes ses inspirations.

Si des pensées élevées, si la chaleur des croyances et des passions, si une imagination vive, si la naïveté et l’ardeur suffisaient à enfanter une littérature, quels temps eussent dû être plus littéraires que ceux où tout brûlait ou de foi ou de haine, ou de charité ou de convoitise? Ce n’est pas le sentiment qui manque assurément au moyen-âge; on dirait au contraire qu’il déborde. En tout genre, en bien comme en mal, pour le ciel comme pour la terre, pour se sacrifier ou se satisfaire, pour aimer Dieu ou les femmes, les plaisirs ou la mortification, la richesse ou la pauvreté, les hommes du moyen-âge furent les plus passionnés qui furent jamais. C’est l’expression qui, en littérature du moins, manqua à cette surabondance de sentimens. Malheureusement l’art est un composé de fond et de formes auquel la parole n’est pas moins nécessaire que le cœur. Pour être éloquent et poète, il faut sentir, mais il faut aussi parler et chanter. Placé sur les limites de la nature morale et de la nature physique, sur les confins obscurs de l’ame et du corps, témoignage et symbole de notre double substance, l’art n’est ni sentiment ni matière pure, il est le produit de l’accord de l’une et de l’autre. Si la matière est rebelle, le sentiment se paralyse et l’art s’évanouit. Or, en fait de littérature, la matière, c’est la langue. L’organe indispensable de toute grande littérature est un idiome parvenu à un tel point de perfection et de plénitude, que non-seulement il n’arrête plus la pensée à son passage, mais qu’il la soutienne, l’éclaircisse, la fortifie et la colore. Les écrivains, même de génie, ne font pas, quoi qu’on en dise, leur style à eux seuls : le temps, les circonstances, l’éducation générale de leurs contemporains leur préparent l’instrument qu’ils aiguisent et perfectionnent. A toutes les grandes époques littéraires, la langue courante était à la fois élevée et simple, précise et savante, pleine de grâce dans les rapports familiers, et de force dans l’expression des sentimens nobles, rendant les idées populaires sans trivialité,