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fut de plus une musicienne accomplie. On cite d’elle en cet art de véritables œuvres, entre autres un opéra, les Trois Filles de Cécrops, qui fut exécuté à Wolfenbüttel, sur le théâtre de la cour. L’auteur y jouait un rôle en compagnie du duc Antoine-Ulric, dilettante consommé et qui dès ce temps semblait fonder dans les maisons souveraines de l’Allemagne ce culte des beaux-arts dont la tradition aujourd’hui encore a de si glorieux représentans dans le duc Ernest de Saxe-Gotha[1] et le roi George de Hanovre[2]. Aurore de Kœnigsmark possédait une voix du timbre le plus pur et chantait à ravir. Pour l’agilité, la méthode, le goût, les contemporains la comparent à la Margeretti, qui était alors par toute l’Allemagne la cantatrice en grand renom. Dans l’exécution de certaines mélodies populaires, elle était, dit-on, inimitable. À Stockholm, la reine Ulrique-Éléonore ne se lassait pas d’entendre les trilles et les roulades de son rossignol suédois, comme elle se plaisait à l’appeler. Un jour, Aurore de Kœnigsmark se trouvant en visite à la cour de Hanovre, l’électeur Ernest-Auguste la pria de chanter. En fait de musique, le vieux et corpulent électeur partageait l’opinion du bonhomme Bartholo, et, sous prétexte qu’il ne pouvait souffrir toutes ces gargouillades italiennes, il supplia la gracieuse enchanteresse de le régaler lui et sa cour de quelque mélodie bien franche et dans le style suédois. Aurore obéit aux désirs de l’altesse électorale et chanta divinement un de ces Lieder dont tous ceux qui de nos jours ont entendu Jenny Lind connaissent l’accent mélancolique et si naïvement profond. Quand elle eut fini, un murmure d’admiration s’éleva de partout, et, comme Ernest-Auguste adressait à la noble virtuose les complimens les plus empressés : « Monseigneur, reprit celle-ci dans le pathos du temps, votre altesse électorale a gravement péché contre Apollon et les neuf muses en préférant ces airs barbares aux chants mélodieux que les immortels eux-mêmes semblent prendre à tâche d’enseigner aux humains. Un pareil trait devait attirer sur votre tête la vengeance de l’Olympe courroucé, et je prétends l’exercer au nom d’Apollon en

  1. L’auteur applaudi de Casilda, charmant ouvrage représenté sur plusieurs théâtres de l’Allemagne, et que naguère encore on mettait en scène à Bruxelles.
  2. Du vivant de son père, alors qu’il n’était que prince royal, le roi George composait en grande partie la musique militaire des régimens hanovriens ; mais c’est surtout comme profond connaisseur que j’oserai le citer ici, comme appréciateur excellent des beautés de l’art, de ses ressources, de son génie. Si quelque chose peut consoler de la privation de la vue, n’est-ce point cette subtilité des autres sens qui, chez certaines organisations heureusement douées, équilibre en quelque sorte à la longue la somme des perceptions ? Le roi de Hanovre en offre un remarquable exemple. Il y a du voyant dans sa manière de comprendre les maîtres, d’en causer, d’analyser ses sensations. J’ai dans le temps eu confidence de quelques pages attribuées à l’auguste penseur, et qui, pour l’élévation philosophique du jugement, la suprême délicatesse du goût, l’ingénieux et le trouvé, me rappelaient ce que Novalis a écrit de parfait en ce genre.