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jointes à l’habitude des revers, tout cela m’empêche de succomber… Quand je me suis emporté une once de chair aux lèvres avec mes dents sur le passé, je travaille sérieusement sur le présent et je ne puis m’empêcher de sourire sur l’avenir. J’ai déjà perdu trois ou quatre fois plus que je n’ai vaillant au monde, d’indignes ennemis ont barré mon chemin, le pauvre Pichon me ruine à Saint-Domingue : me voilà néanmoins secouant ma tête carrée et recommençant gaiement l’ouvrage des Danaïdes. »


On n’en finirait pas, si on voulait examiner toutes les nuances du caractère et de l’esprit de Beaumarchais dans cette correspondance de sa jeunesse. J’y ai cherché avec une curiosité bien naturelle des traces de son opinion sur le théâtre espagnol. Ce n’est pas sans étonnement qu’on le voit s’en tenir sur ce point à quelques aperçus assez insignifians. Son attention s’est portée sur les mœurs plutôt que sur le théâtre. Tout ce qu’il en dit se borne à peu près à ce passage d’une lettre au duc de La Vallière, en date du 24 décembre 1764, dans laquelle Beaumarchais, après de longs détails sur l’administration, la politique et les mœurs de l’Espagne, s’exprime ainsi :


« Les spectacles espagnols sont de deux siècles au moins plus jeunes que les nôtres, et pour la décence, et pour le jeu ; ils peuvent très bien figurer avec ceux de Hardy et de ses contemporains ; la musique en revanche peut marcher immédiatement après la belle italienne et avant la nôtre. La chaleur, la gaieté des intermèdes tout en musique dont ils coupent les actes ennuyeux de leurs drames insipides, dédommagent très souvent de l’ennui qu’on a essuyé en les entendant. Ils les appellent tonadillas ou saynètes. La danse est absolument inconnue ici ; je parle de la figurée, car je ne puis honorer de ce nom les mouvemens grotesques et souvent indécens des danses grenadines et moresques qui font les délices du peuple. »


Cette citation semblerait prouver que Beaumarchais ne fait pas beaucoup de cas du théâtre espagnol. Le moment n’est pas venu encore d’examiner ce qu’il en a tiré. Ce qui est certain, c’est qu’il a notablement défiguré les types qu’il lui empruntait ; mais d’un autre côté on peut reconnaître même par cette lettre que le mouvement général de la comédie espagnole, et surtout la gaieté des intermèdes, des saynètes, ont produit sur lui une assez vive impression. Quand il quitta l’Espagne après un an de séjour, il avait échoué dans ses spéculations industrielles ; mais il en revenait plus riche qu’il ne le croyait lui-même, car il apportait dans sa tête les premiers linéamens de ces figures si accentuées et si originales de Figaro, de Rosine, d’Almaviva, de Bartholo, de Basile, qui devaient faire un jour la gloire de son nom.


Louis de Loménie.