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gaillarde et dans le genre Est-il endormi ! Je te la garde pour un autre jour, avec la musique de celle que j’ai envoyée à mon père. Bonsoir. J’ai rempli mon engagement tant bien que mal. Tu en sais autant que moi sur ma tracasserie. J’écrirai mercredi à ma Pauline et à sa tante. Malgré les préparatifs d’Annette, j’ai bien peur que le diable n’emporte Lubin avant qu’on joue la pièce : je puis partir dans dix jours. »


La fatuité étant un peu le péché mignon de Beaumarchais, qui se compare ailleurs à Alcibiade, on est tenté de se demander s’il n’exagère pas sa familiarité avec ces ambassadeurs ; mais le dossier d’Espagne contient des lettres de l’ambassadeur d’Angleterre, lord Rochford, qui prouvent qu’en effet le jeune et brillant Français était alors bien réellement le favori du corps diplomatique de Madrid. Sa gaieté d’enfant de Paris met en mouvement tout ce monde un peu guindé. Lord Rochford raffole de lui, va au Prado avec lui, fait des soupers avec lui, chante des duos avec lui et devient étonnamment jovial pour un diplomate anglais.

C’est sans doute la scène de jeu que nous venons de reproduire qui servit de base aux calomnies répandues plus tard, lors du procès Goëzman, et qui tendaient à présenter Beaumarchais comme un joueur peu loyal. Non-seulement il jouait loyalement, mais je vois dans toutes ses lettres qu’il n’aimait pas le jeu et ne s’y livrait qu’à son corps défendant. À l’époque où il tenait à Paris un grand état de maison, on jouait chez lui, mais il ne jouait jamais. Au milieu de ce tourbillon d’affaires et de plaisirs aristocratiques, Beaumarchais nous apparaît toujours occupé de son humble famille, tantôt déployant une rare habileté pour forcer, sans compromettre ses allures patriciennes, deux ou trois grandes dames de Madrid à payer des factures arriérées du père Caron pour montres et bijoux, tantôt avec une fraternelle bonhomie prenant une part active à tous les petits incidens de la vie de ses sœurs de Paris, ou bien quittant les salons de la cour pour la modeste demeure de ses sœurs de Madrid.


« J’ai vu Drouillet[1] à mon arrivée, écrit-il à son père ; lui et sa femme m’ont rendu visite, mais je ne suis point entré dans leur société, quoique Drouillet soit un homme estimable et rond comme feu Pichon et qu’il tienne une fort bonne maison à Madrid. La raison de mon éloignement est le ton et les airs ridicules de sa femme, qui, pour quelques écus de plus que vos filles, les traitait de mesdemoiselles devant moi, ce dont j’ai eu l’honneur de la relever. Elle désirait fort de m’attirer chez elle par toutes les prévenances et invitations possibles, ne parlant point de mes sœurs, ce qui m’a fait répondre à toutes ses politesses que j’avais trop peu de séjour à faire à Madrid pour ne pas donner tout mon temps à ma famille. C’est partout de même, et le ridicule est de tous les pays. Il y a ici ce qu’on appelle grande et petite

  1. Banquier français établi à Madrid.