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riers passés le détail d’une tracasserie de l’ambassadeur de Russie à mon égard, dont je me suis tiré comme je le devais. Le voici : il te donnera une idée de ma vie à Madrid, j’entends celle de mes soirées, car les jours entiers sont aux affaires.

« Depuis long-temps le comte de Buturlin, fils du grand-maréchal de Russie et l’ambassadeur en question, me recevait chez lui avec cette prédilection qui faisait dire que lui et la très jolie ambassadrice étaient amoureux de moi. Le soir, il y avait ou jeu ou musique et souper, dont je paraissais l’ame. La société s’était accrue de tous les ambassadeurs qui, avant ceci, vivaient avec assez peu de liaison. Ils faisaient, depuis le retour de la cour en cette ville, des soupers charmans, disaient-ils, parce que j’en étais. J’avais un soir gagné au brelan, quoique petit jeu, aux 10 écus de cave, 500 livres au comte et 1,500 à la comtesse ; depuis ce jour, on ne jouait plus au brelan, et l’on me proposait le pharaon, que pour rien au monde je ne voulais jouer. Je n’étais pas payé de mes 2,000 livres ; je ne disais mot. Tout le monde le savait ; on trouvait que j’agissais en ambassadeur, et le comte en maigre particulier. Enfin un soir, piqué de ce que le comte venait de gagner une centaine de louis et qu’il ne me parlait pas de ce qu’il me devait, je dis tout haut : Si le comte veut me prêter de l’or, je vais faire une folie et vous tailler au pharaon ; il ne put s’en défendre, et me passa les 100 louis qu’il venait de gagner, et je tins la banque : en une heure, ma pauvre banque fut enlevée. Le duc de San-Blas me gagna 50 louis, l’ambassadeur d’Angleterre 15, celui de Russie 20, etc. Me voilà à peu près comme si je n’avais rien gagné. Je me lève en riant et je dis : « Mon cher comte, nous sommes quittes. — Oui, dit-il, mais vous ne direz plus que vous ne voulez pas jouer au pharaon, et nous espérons que vous ne fausserez pas compagnie à l’avenir. — À la bonne heure pour ponter quelques louis, mais non pour tailler aux banques de 100 louis. — Celle-là, dit-il, ne vous coûte guère. — C’est tout ce qu’on pourrait me dire, répondis-je, si j’avais eu affaire à un mauvais débiteur. » Là-dessus la comtesse rompt les propos. Mme  de la C…[1] se lève, et me dit de lui donner le bras. Je pars… Bouderie pendant deux jours : j’allais néanmoins à l’hôtel de Russie comme à l’ordinaire, et, pour n’avoir point l’air d’avoir joué un argent désespéré, je perdais chaque soir en pontant 10 ou 12 louis, ou j’en gagnais quelques-uns. Un soir que j’avais gagné 20 louis sur une banque de 200, je me lève, et, avant de m’en aller, je mets tout mon gain sur deux cartes qui gagnent toutes deux. Je pousse, tout réussit ; je fais sauter la banque que tenait le marquis de Carrasola. Le chevalier de Gusman met 100 quadruples sur la table et dit : Messieurs, ne vous en allez pas, je parie que M. de Beaumarchais va me faire sauter encore cette nouvelle banque. — Je me crois obligé, ayant 200 louis de gain, de répondre à l’agacerie ; je joue, tout le monde cesse, parce qu’il n’y avait personne qui jouât si gros jeu. Moi, ayant mis 50 louis de côté et voulant rendre le reste pour ne plus jamais jouer, je mettais 10 louis sur chaque carte ; la carte gagnant, je doublais. Bref, en deux heures, j’eus les 100 quadruples. Je me levai, et fus me coucher avec 500 louis, dont je perdis le lendemain 150. Mme  de la C…

  1. C’est la dame dont on a lu le remerciement un peu léger adressé au père Caron.